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d’ivresse ! — J’allais l’oublier ! Où avais-je le cœur ? Qu’il est beau de mourir brûlé de parfums ! » Là-dessus ils vont mourir au milieu des neiges, ce qui prouve qu’il est aussi difficile de mourir comme on le rêvait que de bien vivre.

Ne nous attardons pas à ces parodies involontaires. Je me rappelle avoir vu jadis dans la province japonaise des fonctionnaires qui se rendaient à une réunion officielle chaussés de geta et tenant à la main des souliers exotiques, nos souliers : ils ne les mettaient qu’au dernier moment et traversaient ainsi une partie de la ville, pour bien montrer qu’ils connaissaient les beaux usages. Depuis, où nos souliers ne les ont-ils pas menés ? Il faut faire crédit au génie réaliste des Japonais. Déjà quelques-uns de leurs romans se dégagent des influences trop marquées de l’Europe et se contentent de réfléchir la réalité japonaise. J’en sais un de Toson : La Maison, paru en 1911 et que l’on tient pour un chef-d’œuvre. C’est une œuvre intéressante. L’idée de l’auteur est que la prospérité grandissante du Japon affaiblit la vieille conception familiale. Aucun incident romanesque ne vient rompre ou égayer la trame monotone des ennuis et des tristesses de la famille assez banale dont il écrit l’histoire. Les hommes ne se fixent point dans un métier ou dans une profession. Ils sont successivement comptables, professeurs, voyageurs de commerce, boursiers, colons de Mandchourie. Les femmes, toujours inquiètes du lendemain, craignent sans cesse de lire leur répudiation sur le visage seigneurial de leur mari. Elles acceptent, par crainte ou par amour, les compromissions les plus étranges. Les enfans meurent. La mère n’ose pas les pleurer ; le père se cache pour aller à leurs tombes. Bientôt la résignation recouvre leur mémoire et l’adoption repeuple leurs berceaux. Mari, femme, belles-sœurs, nièces vivent sur quelques nattes dans une promiscuité où rôdent les tentations et qui serait plus dangereuse si tous les membres de la famille ne se surveillaient pas. On tient peu à son argent, encore moins à celui des autres. C’est une existence médiocre dont les plaisirs sont plus médiocres, même les soirées de fête chez les geisha, même quand les geisha se nomment de leur joli nom chinois : Les Ombres Parfumées et les Épingles d’Or. L’individu ne parvient pas à surmonter le lent effondrement de la vieille communauté. Il reste pris dans le plâtras des dettes et des petites obligations. Je revois cer-