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que signifient des scènes peintes sur un paravent qu’il est censé contempler. Le vieillard les lui explique. C’est, par exemple, l’aventure de Fukakusa et de la belle Komachi, si célèbre dans la poésie japonaise. Fukakusa aimait Komachi ; mais Komachi voulut l’éprouver et n’accepta d’écouter son amour que s’il consentait à venir dormir cent nuits de suite sur le tréteau qui soutenait les brancards de sa voiture. L’amoureux consentit. Qu’il plût ou qu’il ventât, il arrivait le soir, s’y étendait, et le matin y faisait une nouvelle coche. Le matin du centième jour, il s’en alla en disant : « Encore une nuit, et vous ne pourrez plus rien me refuser. » Et toute la journée il attendait les premières ombres du soir. Mais au crépuscule son père mourut subitement, et le lendemain Komachi lui envoya cette poésie : « Les marques faites au matin sur le bord du tréteau ont inscrit cent nuits, mais la nuit où vous n’êtes pas venu, c’est moi qui l’ai comptée. » Il ne la revit jamais. (Une autre version, plus mélancolique et moins défavorable à Komachi, suppose qu’il mourut ce centième jour.) Le diseur que j’entendais, et qui excellait à changer de voix, jouait admirablement l’indignation du paysan contre cette lubie de femme qui impose à un homme une aussi sotte épreuve, et son irritation contre la faiblesse de l’homme qui s’y soumet. La fin de l’histoire l’exaspérait : il s’en prenait même à celui qui la lui racontait : « Aurez-vous bientôt fini toutes vos idioties ? Quand je vais dans une boutique, moi, et que je veux acheter quelque chose d’un yen, si je n’ai que quatre-vingt-dix-neuf sen, on me le donne tout de même. » Heureux Japon où le marchand vous fait grâce du centième sen !

Dans cet aimable petit milieu d’hommes et de femmes qui goûtaient cet honnête plaisir, je ne pouvais m’empêcher de penser aux autres plaisirs que nous leur avions apportés ; et le rapprochement n’était pas en faveur des nôtres. Ces gidayu et ces monologues de yosé valaient cent fois mieux que les horreurs et les indécences des cinémas. Il y avait plus de vérité humaine dans le Trèfle du Sendai que dans les exploits du Cambrioleur amoureux, et plus de bon sens dans les commentaires humoristiques de l’histoire d’une Komachi que dans toutes les grossières fantasmagories des films américains ou européens destinés au Japon. Heureusement nous ne leur envoyons pas que des films.