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dont les boiseries neuves resplendissent. Japonais et Japonaises se pressent dans des cafés à l’européenne entourés d’un cercle de badauds. On aperçoit des bars profonds avec leurs longs comptoirs et des escabeaux vissés à l’américaine et des pancartes qui portent les noms de Benedittino, Anisetto, Cremedecacaos. Tout près, le temple fait une masse obscure. Ses portes sont fermées ; mais on entend dans l’ombre des pas qui gravissent les escaliers de bois, des claquemens de mains dont s’accompagnent les prières et le tintement du métal au fond du tronc des aumônes. Les tentes des devins demeurent éclairées. Leurs lanternes blanches indiquent en lueurs douces les sinuosités de ce petit campement aux frontières de l’invisible.

Derrière le temple, un brouillamini de ruelles sombres, que je ne connaissais pas, forme un nouveau quartier de prostitution. Les villes japonaises ont encore gardé une propreté que leur envieraient justement beaucoup de villes européennes. Le vice ne rôde ni ne se pavane dans leurs rues. On lui abandonne certains îlots où il est soigneusement circonscrit. Mais je n’avais jamais vu au Japon d’endroit aussi débraillé que ce quartier dont les abjects taudis, à travers leurs vitres de papier crevées, vous tendent des mains de fillettes et vous laissent entrevoir à la clarté d’une lanterne de pauvres petits visages aux yeux puérils et mornes. Et cette lèpre s’étend indéfiniment comme si elle travaillait à rejoindre la fameuse cité du Yoshiwara située à plus d’un kilomètre de là.

Le Yoshiwara a brûlé ; on l’a rebâti, mais non tel qu’il était. Ceux qui ne l’ont pas vu avant l’incendie ne peuvent se figurer l’espèce de splendeur décente qu’offraient aux yeux des promeneurs ses rues de maisons grillées et, à genoux sur des nattes éblouissantes, ses rangées de femmes immobiles et somptueusement parées. Aujourd’hui, ces étalages sont bien moins nombreux, et les malheureuses moins correctes, donc plus malheureuses. Les établissemens importans ont été reconstruits dans une architecture qui leur donne un air de club ou de ministère. Au bas d’un vaste escalier, des messieurs japonais, vous diriez des fonctionnaires impériaux, tiennent les écritures dans une loge-salon. Au premier étage, on lit sur une porte : Bar Room. La vue des femmes est remplacée par leurs photographies dans des cadres tournans. Toutes ces formes administratives d’une triste maison de joie me répugnent