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maison, le jardin, le verger et le champ ; il sent qu’il donnerait volontiers toutes les fabuleuses splendeurs de l’île orientale pour tenir un moment, dans sa main fiévreuse, une seule clochette du pâle muguet, fleuri à l’ombre du bois paternel :

« Ah ! Dieu ! revoir trembler les branches en travers de la lune, à Grantchester ! Respirer les doux parfums fanés, inoubliables, inoubliés, de la rivière ; entendre la brise sangloter dans les petits arbres ! Dites ! Les grands ormeaux se tiennent-ils toujours debout, gardiens silencieux de cette terre sainte ? Les marronniers ombragent-ils respectueusement la rivière encore non académisée ? L’aube est-elle un mystère humide et froid ? Anadyomène est-elle toute vermeille ? et le coucher du soleil est-il encore un océan d’or de Haslingfield à Madingley ? Et tard, juste avant la tombée de la nuit, les lièvres surgissent-ils des blés ? Oh ! l’eau est-elle froide et douce et brune, enfermée dans le puits ? Et l’immortelle rivière, ridelle encore sous le moulin, sous le moulin ? Dites ! y a-t-il encore de la beauté là ? Et de la certitude ? et de la paix aimable ? et de profondes prairies pour oublier les mensonges, les réalités et la douleur ?… Oh ! la pendule de l’église est-elle toujours arrêtée à dix heures moins trois ? Et y a-t-il toujours du miel pour le thé ? »

Mais le guerrier-poète ne veut plus s’attendrir ; le doux hameau, la chère patrie, ne vivent-ils pas en lui ? Là où il est, l’Angleterre n’est-elle point ? Au cœur de l’Ile grecque, dans le site merveilleux où son corps reposera, l’Angleterre ne sera-t-elle pas présente ?

« Si je meurs au loin, croyez qu’il y aura un arpent de terre dans quelque champ étranger qui sera pour toujours l’Angleterre. Cette terre riche cachera une cendre plus riche encore : une cendre que l’Angleterre porta, façonna, fit pensante… Et sachez que ce cœur ayant rejeté tout mal, — ce cœur, palpitation de l’Éternel Esprit, — n’en répandra pas moins, là où il sera, les pensées nées en Angleterre, ses paysages, ses rêves heureux comme sa lumière, et le rire appris des amis ; et l’aménité des âmes en paix sous un ciel anglais[1]. »


Jean Dornis.
  1. Rupert Brooke, 1914 et autres poèmes.