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consoler ; là, où il n’y a rien de brisé, sinon les corps, rien de perdu, sinon les souffles ; rien qui puisse secouer la paix profonde des cœurs, sinon l’agonie vite finie ; là, où le pire ennemi et le pire ami ne sont que la mort… »

Attiré par le charme occulte d’une telle mort, plus fertile que la vie, Rupert Brooke s’embarque joyeusement au milieu de ses camarades sur un transport, cinglant vers les golfes d’or des Dardanelles. Fier d’aller se battre pour les hautes idées qu’il aime, le poète veut chanter la force des cœurs renouvelés, la virginité du premier sang répandu, le tonnerre des canons répondant au tonnerre des canons, la Victoire, ailes déployées, hésitante, sur les ciels d’Orient :

« Sonnez, vous, clairons, sonnez sur les glorieux morts ! Aucun de ceux-ci, même pauvres autrefois et solitaires, qui ne nous ait fait, en mourant, des dons plus rares que l’or. Ceux-ci laissèrent le monde de côté ; ils répandirent le doux vin rouge de la jeunesse ; ils renoncèrent aux années à venir de travail, de joie, à cette sérénité inespérée que les hommes nomment vieillesse ; et à ceux qui eussent été leurs fils, ils donnent leur immortalité. Sonnez, clairons, sonnez !… l’honneur est revenu comme un Roi sur la terre, et il a payé ses sujets avec une royale monnaie ; et la noblesse marche de nouveau sur nos chemins ; et nous sommes entrés dans notre héritage. »


Rupert Brooke eut le bonheur envié de mourir dans l’action. Le mal qui, au début de la guerre, et tout de suite après la première bataille des Flandres, avait déjà altéré sa santé, le reprenait au milieu de tant de surmenages, dans un périlleux climat.

Et voici : étendu sur sa couchette, dans la petite cabine du navire-hôpital, sous le ciel brûlant de l’Ithaque, le poète se meurt. Autrefois, il avait cru qu’il aimerait mourir ainsi, environné par la mer violette, devant l’île éblouissante de Skyros aux blanches roches, aux sombres cyprès, aux bois d’oliviers sauvages et d’oléandres, bruissans de cigales, dont le chant s’allonge avec le parfum des fleurs, sur les eaux.

A présent, son cœur tremble d’angoisse dans sa poitrine ; la pensée des siens traverse son sang ; la terre de la patrie lui apparaît. Il revoit le fleuve ombreux, près duquel il naquit, la