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heures d’inoubliable vie, il navigue, entre le double azur, sous les rayons droits du soleil, ou sous l’ardente couronne des Pléiades. Dans le silence vivant, son âme se recueille, écoute, attend, suspendue.

Il connaîtra le fourmillement des ports lointains aux môles gigantesques, animés par le va-et-vient incessant des navires aux grémens compliqués, aux machines bruyantes. Sous l’accablement torride de l’ardent foyer des Tropiques, «…là où les constellations nouvelles brûlent dans le ciel antique, au-dessus de la murmurante et douce mer de la Havane… » il écoutera le chant rythmé des hommes vigoureux au travail, il admirera le geste ailé de celui qui dénoue la voile, le geste vibrant de celui qui forge, le geste doux de celui qui presse l’olive et le raisin, le geste sacré de celui qui pétrit le pain.

Rien de plus vivant, de plus libre, de plus plaisant, de plus paradoxal que les Lettres d’Amérique, adressées par Brooke pendant son voyage, à la Westminster Gazette de Londres.

Il y parle des régions tropicales avec une admiration sans extase. Les yeux nordiques du jeune homme, amant des ciels nébuleux, des soleils mouillés, des senteurs fanées de l’Occident, ne sont point éblouis par la splendeur brûlante de ces ardens climats : ils les aperçoivent comme voilés par le crêpe de la mélancolie. Une fine ironie toujours en éveil, Brooke paraît fort soucieux d’éviter, dans ses Lettres, l’éclat d’un romantisme, d’une exubérance qu’il déteste ; il prend soin d’y refléter toutes les choses du côté précis : ni idéalisées, ni embellies par une grâce voulue, ou par un exotisme convenu. On dirait que le jeune poète a abordé au Canada, aux îles de l’océan Pacifique, prévenu contre un charme puissant, trop vanté à son gré, banalisé par trop d’hommages. En même temps, il semble craindre de ne pouvoir résister au vertige de ses sens enivrés malgré tout par tant de couleurs, de sons, de parfums. Alors, en une sorte de pudeur alarmée, il veut tourner en ridicule, la moindre de ses émotions : il adopte, à travers tout, un ton de léger persiflage.

Peut-être la faculté que Rupert Brooke avait, à un degré vif, de dissocier sa sensibilité et son intelligence, d’être à la fois auteur, acteur, spectateur ironique de sa propre vie,