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voiture. Thiers hésitant à monter un des grands chevaux de Scheffer, on prend dans une écurie voisine le cob du jeune Ney, fils du maréchal. On part, on franchit des barricades, avec l’aide d’ouvriers combattans d’hier, amusés de la petite taille et de l’aspect comique de Thiers sur son poney, avec ses escarpins, ses bas blancs et ses lunettes. Il est permis de soupçonner Ary Scheffer d’avoir cette fois dessiné une caricature. En route, pour plus de sûreté, il a pris possession de la lettre signée La Fayette, Laffitte, Lobau et Gérard. C’est lui qui la remet à Louis-Philippe dans le salon du château de Neuilly. De la scène qui eut lieu il n’a indiqué qu’un trait : Madame Adélaïde, dès qu’elle vit entrer son frère, s’avança vers lui et lui dit : « Sire, conduisez-vous en Roi. »

En cette même soirée, Charles X quittait, pour ne le plus revoir, le château de Saint-Cloud.

Ses ministres étaient venus, quelques jours avant, le trouver dans le château solennel et silencieux, dominant de loin Paris ; quelques-uns indécis et retenus seulement par le point d’honneur, M. de Polignac très résolu. Le Roi, dit-on, murmura à voix basse, se parlant à lui-même : « Il le faut. »

On lui a expliqué (car c’est la conclusion du mémoire de M. de Polignac) que les mesures exigées sont à la vérité hors la loi, hors les conventions de la Charte qu’il a signées et jurées ; nécessaires cependant : il jouit d’un droit supérieur aux conventions humaines, d’un pouvoir suprême seul capable de conjurer les périls de l’Etat. Que le Roi daigne signer et le ministre répond de l’exécution.

Or, aucune précaution n’a été prise, aucune difficulté prévue par ces ministres qui se vantent d’assurer l’exécution des Ordonnances. Ont-ils pu penser que les Parisiens consentiraient paisiblement à se réveiller sans journaux, M. le prince de Polignac ayant jugé que cette lecture leur troublait la cervelle ?

Il n’y a presque point de troupes à Paris à la disposition du duc de Raguse. L’armée est à Alger, avec le maréchal de Bourmont, ou bien dispersée pour les manœuvres d’été dans des camps lointains. M. de Bourbon-Busset, avec ses dragons, voudra accourir de Lunéville à Paris : il lui faudrait le temps de deux révolutions !

Le Roi, cependant, sent qu’il tient un dépôt sacré entre ses mains. Tous les siècles à venir lui en demanderont compte.