Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 42.djvu/928

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs esprits et quelles disputes ! Comment définir l’admirable tête de femme, émergeant de la pierre brute comme d’une baignoire, qu’on appelle, de nos jours, la Pensée ? Ou le Victor Hugo encore à demi pris dans sa gangue de pierre, et ces torses de femmes, ces mains, ces morceaux à la fois modelés en perfection et isolés de tout ce qui pourrait les expliquer ? Si l’on n’a pas, alors, de textes précis, formels, de témoignages concordans, pour établir que l’artiste les a considérés comme achevés et qu’il les a laissés tels comme les définitives expressions de sa pensée, le croira-t-on ? Pourra-t-on le croire, vraiment, lorsque l’exemple de toute l’Antiquité, du Moyen Age, de la Renaissance, montre que les artistes ont toujours cherché à détacher le plus possible la forme humaine de la matière, hors le cas où la figure était destinée à faire corps avec un monument ? Non, on ne le croira pas. On croira qu’un événement inconnu a empêché l’artiste de finir son œuvre, qu’un cataclysme l’a engloutie encore en gestation. Quelles hypothèses ne fera-t-on pas ? On cherchera une tête et des bras à l’Homme qui marche, et, vraisemblablement, on en trouvera. Sera-ce une tête due au ciseau d’Eugène Guillaume ou du comte d’Epinay, — quelque chose qu’on aura trouvé sur le Monte Pincio ou Via Sistina ? On frémit, en voyant jusqu’où vont la science et l’ingéniosité des archéologues… Certaines singularités voulues, mais inexplicables, intrigueront comme les trépanations des crânes préhistoriques aujourd’hui nous intriguent et nous laissent béans de stupeur… On ne jugera pas alors l’intention de l’artiste, mais le fait. On ne s’inquiétera guère, si l’auteur était ou n’était pas de l’Institut, en son temps, ni s’il apporta ou n’apporta pas un frisson nouveau dans la sculpture. On n’aimera plus l’œuvre pour sa nouveauté, mais pour sa beauté.

Lorsqu’on se met ainsi, par la pensée, à la place des archéologues avenir en face des œuvres de Rodin, la première chose qui frappe, c’est qu’il sera très difficile de les dater. Aucune d’elles ne porte le costume moderne, qu’on connaîtra fort bien, car il n’y a guère de « création » de nos tailleurs qui n’ait été religieusement reproduite par nos statuaires, sur l’injonction de la Critique « moderniste » et en l’honneur du Réalisme dans l’Art. Rodin n’a traité que des thèmes très plastiques : le nu ou le drapé, et bien moins le drapé, que le nu. Vainement, les