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« Mangez ce que vous trouverez. » C’est pourquoi, dans leurs jours d’excès, les uns, qu’on appelle les Lions, dévorent des moutons vivans, et leurs entrailles non vidées, et les autres, qu’on appelle des Chameaux, mangent du verre cassé et des figues de Barbarie armées de leurs ceintures d’aiguilles. En ce moment, rangés devant leurs musiciens, ils se contentent de l’extase que leur procurent la musique et la danse. Les plus grands au milieu, les plus petits aux ailes, ils forment comme un croissant de lune, et, se tenant eux aussi par la main, ils piétinent le sol en cadence, projettent imperceptiblement leur corps en avant et en arrière, puis ils sautent brusquement en l’air, en poussant un cri rauque, une sorte de « han ! » qui se traduit par Allah… Il y a le cercle des dévots de Sidi Abd el Kader Djelali, enterré à Bagdad, proche parent du Prophète, patron des aveugles et des infortunés, et dont j’entends tous les jours le nom me poursuivre de rue en rue dans la bouche des mendians. « Un pain pour Sidi Abd el Kader Djelali ! Une bougie pour Sidi Abd el Kader Djelali ! » C’est un immense cercle de désolation et de misère, de loques couleur de terre et de demi-nudités, où brillent çà et là les fichus de tête éclatans et les bijoux sauvages de quelque femme de la campagne à demi dévoilée. Trois rangs assis, et, derrière, une multitude debout. Au centre, un nègre se démène, ses cheveux noirs, longs et crépus, semés de coquillages blancs, affreux à voir comme des yeux enfilés en chapelet. Une longue canne à la main, il excite un orchestre composé de trois musiciens qui frappent à tour de bras sur de larges tambours, et de deux autres qui, le regard au ciel, la tête renversée sur l’épaule, les joues gonflées et luisantes comme celles d’un dieu marin sur un bois de la Renaissance, soufflent dans de longs roseaux auxquels ils font décrire dans l’air des arabesques mystérieuses. Les tambours marchent vers les flûtes et les flûtes reculent ; puis à leur tour les deux roseaux marchent vers les trois tambours, et les tambours semblent fuir, cependant que le danseur aux cheveux dénoués fait des bonds désordonnés en proférant les louanges du saint. Et entre chaque vers, le forcené grimace, agite sa canne, se jette à terre et barbouille dans la poussière rouge son front noir ruisselant de sueur. Sous les haïcks, tous les yeux suivent cette mimique extravagante ; parfois une main sort du voile, entr’ouvre la serviette éponge, laisse voir des choses brillantes, des bijoux, un cou ambré, toute une