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incomplète. Il eût dû la pousser d’un degré plus avant, descendre plus bas, et tandis qu’il était en veine de sincérité brutale, le dire à M. Painlevé, et à d’autres peut-être : c’est qu’il n’y avait pas de gouvernement.

Qu’il n’y eût pas de gouvernement, et que tout le monde s’en fût aperçu, explique la facilité avec laquelle le ministère Painlevé est tombé. Dans une de ces manifestations de candeur dont il a été coutumier, l’ancien Président du Conseil ayant posé lui-même la question, le plus clairement qu’elle pût l’être, s’étant avisé de demander : « Ai-je l’autorité nécessaire pour représenter la France à la prochaine conférence des Alliés ? » la Chambre des députés se devait de répondre à une pareille franchise avec une franchise égale. C’est ce qu’elle a fait, à une majorité de 90 voix ; pour la première fois depuis le mois d’août 1914, elle a formellement ouvert une crise ministérielle.

Quelque paradoxal que l’événement eût paru il y a vingt ans, il y a dix ans, ou seulement il y a trois ans, le sentiment public presque unanime a désigné M. Georges Clemenceau. Il y a trois ans, le pire blâme, pour ceux qui, avant lui ou avec lui, dénonçaient la faiblesse du gouvernement, était de leur dire : « Vous parlez comme l’Homme enchaîné. » La suite a rendu évident qu’ils n’avaient eu que le tort d’avoir raison trop tôt, mais le tort est plus grand de n’avoir point voulu les entendre. S’ils avaient été mieux suivis, que de fautes eussent été réparées à moins de frais, que d’erreurs évitées ! Maintenant que le mal, en s’aggravant et en atteignant son période aigu, a éclaté à tous les yeux, on demande à M. Clemenceau de nous donner enfin le gouvernement qu’avec une âpre éloquence il accusait tant d’autres de ne pas nous avoir donné. Et c’est là justement que serait le paradoxe, si le Clemenceau des trois dernières années n’avait pu effacer le Clemenceau d’il y a vingt ans, qui démolissait tous les ministères, ou même celui d’il y a dix ans à peine, qui avait commencé par si mal bâtir et fini par si bien démolir le sien.

Chose curieuse : l’opinion, après s’être longtemps refusée, s’est jetée dans les bras de M. Clemenceau autant pour ses défauts, pour la férocité féline qu’elle lui prête un peu gratuitement, que pour ses qualités, qui sont moins connues, car, comme tous les hommes de ce tempérament, il met une espèce de coquetterie à étaler ses défauts et à cacher ses qualités. Nous-même, qui signerons ces lignes, nous avons tracé de lui dans le passé, d’après ce qu’il montrait le plus volontiers de lui-même, deux portraits successifs qu’il jugea peu