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danger : La garnison comprenait une centaine d’hommes fort mélangés, un peu de tout : une demi-compagnie d’infanterie, des sapeurs, quelques artilleurs, un poste de secours. Ajoutez deux sous-lieutenans d’une batterie des environs, qui se servaient de l’observatoire et s’y relayaient tous les deux jours. Vous voyez que nous étions passablement tassés. Ma case me servait de P. C., de réfectoire, de chambre à coucher ; j’y vivais avec le docteur et l’observateur d’artillerie. Il faisait une température torride. Afin de combattre la vermine, j’avais supprimé les paillasses et chacun dormait sur la planche. Les plus à plaindre étaient les artilleurs de la tourelle : ceux-là n’avaient même pas, comme les fantassins, la distraction d’une corvée, la perspective d’une relève ; ils grillaient tout le jour dans leur coque de tête et, pour dormir, se couchaient en cercle à tour de rôle sur leurs obus, faute de place pour s’allonger ; et ils avaient pris à la longue ce teint de rouille des malades du foie, qui est le ton de la fonte oxydée.

« Vous me pardonnerez ces détails languissans. J’arrive au moment décisif.

« Vous voyez d’ici la situation : les deux grosses pièces de l’échiquier, le roi et la tour, Douaumont et Vaux, sont aux mains de l’adversaire. Maintenant, il n’y a plus que moi, — Froideterre, — et Souville, qui formons le soutien de la première ligne, et puis Saint-Michel et Belleville en extrême arrière-garde. A ma droite, le dôme de Souville, le seul point de la contrée qui défie Douaumont et lui parle d’égal à égal : très haut et sévère dans le ciel, comme la clef de voûte du paysage. Devant moi, à un quart de lieue, la croupe de Thiaumont et sa ceinture de petits ouvrages, s’appuyant à la grande dorsale de Fleury, qui ferme la vue comme un cul-de-sac. Nos lignes passent par là quelque part, dissimulées derrière un bourrelet du terrain, un peu flottantes, et tous les jours, sans bruit, l’ennemi les grignote, ronge çà et là une maille, lime sourdement l’étroite marge qui nous sépare encore.

« De mon côté, je me méfiais. Je me mettais en garde. Je me complète en vivres, en cartouches, en grenades. Je me barricade, je condamne les portes et j’y embusque des mitrailleuses ; je cloisonne les couloirs par des chicanes en sacs à terre ; j’organise toutes choses pour la défense pied à pied. Je distribue les rôles, je poste chaque homme à son créneau, et l’instruis de