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faire une cure d’air et pour soigner mes rhumatismes. Comme vous voyez, c’était le filon et je tombais au bon moment.

« Quel moment ! La bataille, lâchant brusquement l’aile gauche, se rabattait au centre en redoublant de furie. Les Allemands venaient de reprendre Douaumont et s’attaquaient maintenant à la conquête de Vaux. Ils s’y évertuaient avec un entêtement frénétique. Quelle semaine ! Vous avez lu le récit d’Henry Bordeaux. Mais, à Froideterre, nous étions moins bien renseignés que les gens de Paris ou de San-Francisco. La crête de Fleury forme une espèce d’écran, qui obstrue complètement la vue de ce côté : ce drame de Vaux, c’était pour nous une tragédie derrière un mur. Comme c’est étrange, quand on y songe ! On écoutait toute la journée le bruit de la bataille, ce mugissement de grande cataracte, ce tonnerre nouveau de la guerre qui vous serrait le cœur à la pensée des camarades torturés là-dessous. Et rien, pas une fumée visible, si ce n’est une grande brume immobile dans le bas du ciel, comme une inquiétude qui ne voulait plus se dissiper… On sentait que ça allait mal, pourtant on espérait encore : cela durait depuis si longtemps ! Pas de journaux, naturellement ; quelquefois la liaison rapportait de Verdun un vieux Matin de trois jours et le communiqué de la veille, affiché à la citadelle, ou bien c’était la relève de l’observatoire d’artillerie, avec le dernier tuyau de la Division ou du Groupement. Ce fut une obsession de huit jours. Je ne savais même pas le nom du commandant Raynal. Mon histoire n’est qu’une bagatelle à côté de la sienne, et j’ai tort de m’exposer à la comparaison. Mais je ne me pique pas d’être un conteur habile : je cherche à vous peindre l’atmosphère où nous avons vécu. Je devinais clairement que ce n’était qu’un prélude et souvent, en prêtant l’oreille au tonnerre de Vaux, je me prenais à songer : « Demain, ce sera notre tour. »

« En attendant, c’était encore le calme relatif. L’ennemi avait trop à faire pour s’occuper de nous. Nous n’étions pas encore en scène. Je profitais de ce répit pour explorer mon domaine et faire connaissance. À cette époque, le fort était encore très présentable. Les Boches se contentaient de tirer sur l’observatoire et d’arroser les points de passage. C’était plus gênant que terrible. À condition de faire le mort-dans la journée et de ne sortir qu’à la nuit close, il n’y avait aucun