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Degas, s’il faut en croire Huysmans, avait voulu « implacablement rendre la déchéance de la mercenaire abêtie par de monotones sauts. » Car il était « de ces esprits supérieurs qui peignent ce milieu qu’ils abominent, ce milieu dont ils scrutent les laideurs et les hontes. » Bref, c’était « une attentive cruauté, une patiente haine » qui avait armé son bras des crayons du pastel. Voilà qui est bien douteux. Degas, lui-même, s’il a lu ces lignes, n’a pas dû être médiocrement surpris en apprenant, par la voie de la presse, que c’était la haine de la femme qui l’avait acheminé vers les coulisses de l’Opéra… Disons tout simplement que c’était une curiosité d’artiste. Le moraliste, chez lui, ne venait qu’après, s’il venait… Il était amusé, comme tout œil sensible aux nuances nouvelles de la vie moderne, par les poses, les prétentions, les gestes et les reflets de celles qu’il appelait : « les petites concierges que j’aime, filles de Terpsichore. » Et comme, ces gestes, nul ne les avait fixés avant lui, il les fixait : voilà tout.

Les figures ainsi choisies, groupées, mises en place et dessinées, comment les éclaire-t-il ? Comme elles le sont dans la réalité, c’est-à-dire de la façon le plus artificielle du monde. C’est à quoi, fatalement, aboutit toute recherche simultanée du « moderne » et du « vrai. » Le signe distinctif de la « modernité » étant souvent l’artifice, et le trait le plus spécifique de notre époque étant la substitution des agens mécaniques aux agens naturels, plus on veut donner avec acuité la sensation de la vie moderne, plus on est amené à figurer des artifices. Ainsi, de l’éclairage au gaz, à l’électricité, à l’acétylène, aux vapeurs de mercure. Sur la scène, par exemple, l’éclairage des figures est doublement faux : en couleur et en valeur, c’est-à-dire par la teinte même de la lumière et par l’incidence du rayon lumineux. Qu’il tombe de la herse ou qu’il jaillisse de la rampe, il frappe la figure tout autrement que la lumière naturelle. Il aplanit des reliefs très sensibles, modèle avec vigueur d’imperceptibles méplats, enflamme ce qu’il touche comme une torche, laisse des points dans une ombre complète, bref, brouille et trahit les formes humaines dans un miroitement continuel d’indiscrétions, d’exagérations et de mensonges, comme un commérage mondain. Degas est le sorcier de ces sortilèges lumineux. Il les manie comme nul autre. Les gazes feuilletées, pailletées, allumées en tournoyant aux feux de la rampe, les