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devant les spectateurs, les autres forment leurs rangs sur la chaussée et attendent, l’arme au pied, le signal de la marche. Le jour tombe : de tristes sonneries de clairons se font entendre. Les lanternes s’allument et les becs électriques donnent des lueurs jaunes. Enfin, ce fut la nuit, la nuit, négation de la lumière, où la tradition japonaise voulait qu’on ensevelît la négation de la vie. À huit heures, un coup de canon annonça que le cercueil de l’Impératrice quittait le Palais. Il n’y eut pas dans la foule le moindre soupir de soulagement, le plus faible murmure. Mais ceux qui avaient acheté des boîtes montèrent dessus, et quelques-unes craquèrent.

La troupe s’ébranla. Les soldats, le fusil tourné vers le sol, commencèrent à défiler. Leurs uniformes kaki se fondaient dans le crépuscule : on ne distinguait bien que la bande rouge de leurs képis. Et leur piétinement, assourdi par la terre molle, faisait le même bruit indéfini que la mer quand elle route loin de nous dans la nuit brumeuse et calme. Toutes les huit minutes, sans qu’un ordre fût crié, ils s’arrêtaient un instant. Et du bas de la côte, montaient sur ce grand silence les sons de la musique militaire qui jouait la Marche funèbre de Chopin. Sans doute, ils déchiraient toutes les oreilles japonaises encore rebelles à la musique occidentale. Du moins, ils ne leur parlaient pas le même langage qu’à nous. Et je songeais à l’Impératrice que ces cuivres avaient dû froisser jadis, les jours de parade. Mais que de choses l’avaient froissée qui lui devinrent peu à peu des signes de grandeur ! Cette musique, qui menait son deuil au milieu de ces soldats à l’européenne, avait eu pour elle des marches triomphales, dont les battemens de son cœur avaient scandé les rythmes étranges.

La musique passa : les musiciens, sanglés dans leur tunique rouge, oscillaient en mesure, et les marins de la flotte, qui marchaient derrière eux, suivaient leur mouvement. Sous le costume moderne ils obéissaient ainsi à la règle des cortèges d’autrefois ; mais ils corrigeaient l’ancien pas de danse excentrique en un pas simplement cadencé. Les derniers accens de la Marche funèbre s’éteignaient à peine qu’une musique perçante, glapissante, de flûtes et de fifres lui répondit, comme du fond des siècles. Les prêtres shintoïstes s’avançaient, coiffés de leur bonnet noir et vêtus d’une robe d’un vert pâle, presque gris dans l’ombre crépusculaire. Leurs torches inclinées éclairaient la