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J’ai cité le voyage à Londres comme le tournant décisif de cette évolution picturale. C’est qu’en effet il y a bien des indices que Claude Monet, Sisley et Pissarro en ont rapporté sinon leur talent ou leurs dons d’observation, qu’ils tenaient de la nature, sinon leur exécution qu’ils acquirent par eux-mêmes, du moins le principe de leur coloris. Il y a, d’abord, ceci que Ruskin, alors très écouté en Angleterre, enseignait depuis de longues années « le plein air, de la première à la dernière touche » et la production des teintes vives par la juxtaposition de couleurs pures, sans mélange, enfin la théorie que « les ombres mêmes sont des couleurs et peut-être de plus vives couleurs que les lumières, » — ce qui est bien le signalement des peintres impressionnistes. À vrai dire, il se peut qu’ils n’aient pas lu Ruskin, ni causé avec ses disciples. Mais ils visitaient les musées, et nous voyons, par leurs lettres, qu’ils étudiaient chez Turner les « recherches du plein air, de la lumière et des effets fugitifs » et que la facture de Watts et de Rossetti les impressionnait grandement. Or, il est facile de marquer, chez Turner et chez Watts, si apaisés et assourdis qu’ils soient par le temps, les touches ou les filamens de couleurs crues, qui ont servi d’exemples pour la « division du ton. » On peut, à la rigueur, supposer que nos impressionnistes avaient, déjà, en eux, l’idée de ce procédé nouveau. Mais il y a l’examen de leurs œuvres. Or, à l’examen des œuvres de Monet, de Pissarro et de Sisley, avant leur voyage à Londres, on voit que leur gamme colorée était celle des Corot, des Manet, des Courbet, des Boudin, et qu’après ce voyage, ils ont peint dans la gamme très haute, très claire qui les distingue. Et ceci est décisif.

Maintenant, lequel de ces caractères généraux ou spécifiques de l’Impressionnisme retrouve-t-on dans l’œuvre de Degas ? Aucun. Que doit-il à la théorie du plein air, des lumières reflé- tées, de la division du ton ? Rien. Où a-t-il été chercher la nature dépouillée de toute convention, l’humanité de tout artifice, la figure sans pose et sans fard ? À l’Opéra. Il a peint les êtres les plus artificiels qui soient au monde, sous une lumière factice ou sous un jour tamisé, dans une gamme très modérée, grise et fine. Pourtant, il est vrai que son œuvre a étonné, interloqué et même scandalisé les classiques par sa modernité aiguë et provocante ; il est vrai, aussi, que la critique a entrepris, récemment, de nous le présenter comme un « classique » renouant