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lui-même y prenait la parole pour persuader aux rois de se croiser, et pour réserver aux destinées françaises le soin d’ensevelir l’Islam, servari Francis Mahometica funera fatis.

Les calendes grecques, une fois de plus, furent profitables aux Turcs ; les plans de Charles de Gonzague tombèrent dans l’oubli, mais la foi dans ces « destinées françaises » subsistait toujours. Louis XIV domina l’Europe ; et comme on voulait sur sa tête accumuler toutes les gloires, d’aucuns pensèrent, — et des plus illustres, — que celle même de croisé ne devait pas lui manquer. C’est à lui, non à l’Empereur, que Leibnitz adressait l’exposé d’un grand dessein sur l’Egypte : « La France, insistait le philosophe, semble réservée par la Providence pour guider les armes chrétiennes dans le Levant, pour donner à la chrétienté des Godefroi de Bouillon, et avant tout des saint Louis. » Ce fut grande liesse dans les faubourgs de Paris, lorsque les armes chrétiennes, sous les couleurs de France, allèrent du moins jusqu’à Candie ; et laborieusement Boileau s’exaltait, pour assigner au monarque un plus lointain rendez-vous :

Je t’attends dans deux ans aux bords de l’Hellespont.


Fénelon voyait encore plus grand :


La Grèce entière s’ouvre à moi, écrivait-il en 1674 ; le Sultan effrayé recule ; déjà le Péloponèse respire en liberté, et l’église de Corinthe va refleurir ; la voix de l’apôtre s’y fera encore entendre. Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses sur les plaines de Marathon ?… Je vois déjà le schisme qui tombe, l’Orient et l’Occident qui se réunissent, et l’Asie qui voit renaître le jour après une si longue nuit.


Nous connaissions surtout l’auteur du Télémaque par son imagination païenne ; on voit qu’à certaines heures elle pouvait devenir chrétienne. Mais il y a dans ces lignes juvéniles autre chose qu’une rêveuse emphase. Car à ce moment même du grand règne, un capucin tourangeau, le Père Justinien, qui avait étudié à Alep, dédiait deux livres à Louvois, pour lui apprendre « les moyens dont on pourrait se servir pour détruire la puissance ottomane et pour rétablir la religion chrétienne dans les pays d’où elle s’est communiquée au nôtre. » Louvois demeurait, attentif, mais Colbert était rebelle ; et nombre de pamphlets, inspirés toujours par l’idée de croisade, furent dirigés contre