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une ombre sur leur vie. Français dans l’âme, ils ne se consolaient pas d’être Allemands de fait, et leur bonheur, d’autre part, devait peu durer. Mme Roesch mourait en 1876, son mari ne tardait pas à la suivre, et les enfans se trouvaient orphelins. Un de leurs oncles, l’abbé Roesch, se chargeait alors de leur éducation, et les envoyait en pension en France. Puis, le temps passait, chacun suivait sa voie, et une trentaine d’années plus tard, à l’approche de 1914, le fils, entré dans les Ordres, était professeur à Quito, dans la République de l’Equateur, au collège des Jésuites, l’aînée des filles mariée en Lorraine, la seconde prématurément retournée à ses parens dans le petit cimetière de Willer, et les deux autres, les jumelles, Religieuses du Divin Sauveur. L’une de ces dernières était la Sœur Ignace, dont la charité devait rester légendaire, et réservée à un si tragique avenir. Mme Roesch, en mourant, avait prononcé ces paroles rapportées sur un de ces touchans mémento en usage dans les familles pieuses : « Mon Dieu, je vous fais le sacrifice de ma vie, faites de moi ce qu’il vous plaira, mais protégez mes enfans ! » La destinée les avait tous conduits singulièrement loin du moulin de Willer, mais la prière de la mère n’avait pas été entièrement inexaucée, et Sœur Ignace devait même revenir, un jour, rendre son dernier soupir bien près du clocher où avaient sonné son baptême et le glas paternel et maternel.

Longtemps avant la guerre, la maison des Sœurs de la rue Bizet était renommée à Paris pour la perfection de ses services. La maîtrise de la chapelle n’était pas au-dessous du reste, et on y remarquait, dans les chœurs, une voix qu’on aurait presque prise pour une voix d’homme. C’était celle de Sœur Ignace, et sa charité, d’un caractère tout viril, malgré la tendresse de sa nature et la profonde bonté de son cœur, n’était pas sans s’accorder avec ce timbre plutôt mâle, qui marquait et soutenait les chants. On la citait volontiers pour sa vaillance gaie et forte que rien ne pouvait jamais déconcerter, et qui avait plus d’une fois aidé la Mère Supérieure, par les temps de persécution et d’épreuves, à sortir des passes difficiles.

— Allons, ma mère, lui disait-elle avec son invariable bonne humeur et une petite pointe de familiarité qui n’excluait pas le respect, allons, ne vous alarmez pas… C’est sans importance, ce n’est rien… Le bon Dieu va arranger ça !…

Presque toujours, en effet, le bon Dieu « arrangeait ça, » et