Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 41.djvu/903

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éveillent la comparaison et suscitent, pour ainsi dire, machinalement les souvenirs en suspens. N’est-ce pas en cela que se résument pour lui l’art dramatique et l’histoire ? A faire mouvoir, au travers d’une intrigue de fantaisie, des personnages imaginaires, conventionnels, qui n’ont rien pour choquer la vraisemblance, mais qui n’ont pas davantage l’accent de l’observation directe et de la vérité vivante. À ces êtres factices convient un cadre aussi chimérique. Scribe parle avec une conviction amusante de la « couleur locale : » il croit la respecter et ne soupçonne pas en quoi elle consiste. Habile à nouer une action, à la situer, il ne voyait pas les endroits où, elle devait se dérouler. « Il s’en remettait volontiers, dit de lui Legouvé, aux directeurs habiles qui se trouvaient associés à ses travaux, du soin d’habiller ses personnages, de faire les paysages des pays où se passait sa pièce ; puis, toute cette machination, cette décoration une fois en place, il s’en émerveillait le premier, avec cette naïveté d’enfant qui était un de ses grands charmes. » Si l’on en doutait, l’histoire du Duc d’Albe et de ses transformations successives mettrait ce point en évidence. Elle montre avec quelle facilité Scribe adoptait ou abandonnait les personnes suivant les besoins d’une intrigue où ils étaient comme les pièces d’un échiquier, et leur faisait changer de nom, de costume, d’époque et de pays. Elle fait comprendre pourquoi les meilleures de ses œuvres, si agréables qu’elles puissent être en elles-mêmes et si longtemps qu’elles aient gardé leur charme, manquent tout de même de cette vie impérieuse qui est celle de la littérature et de l’art.


PAUL BONNEFON.