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filles de notre Provence lorsqu’elles s’essorent des filatures en lutinant les garçons ou en chantant « Magali. » Ce flot bigarré roule devant une morne Victoria de bronze, assise, mesquine ; qui porte un diadème d’impératrice… sur son bonnet. La sculpture anglaise fut à Newcastle ma seule douleur.

Le samedi saint, le consul de France nous annonçait que les trois derniers bateaux de Newcastle à Bergen ayant été torpillés, et le corsaire allemand ayant annoncé aux rescapés du troisième qu’il attendait le quatrième, On ne partait plus de Newcastle, et qu’il fallait nous informer à Londres. Télégrammes et téléphonages. Le mardi 10 nous sommes à Londres, où nous attendons le signal du départ. Il vient enfin, le jeudi 12. C’est tout au Nord de l’Ecosse qu’il faut aller s’embarquer. De nouveau, nous mesurons la longueur de cette échine maigre qu’est l’Angleterre prolongée par l’Ecosse, et, après une nuit de vitesse, nous bordons ce cap extrême, ces landes, ces rochers d’un rouge triste d’où part la pesante nappe verdâtre, huileuse, qui nous sépare de Bergen. On se sent, cette fois, en présence d’un autre Nord. Une mélancolie plane.

Cependant le soleil se lève, radieux, mais frais. Ce n’est pas encore le soleil froid de la Scandinavie, mais c’en est le prélude. On s’installe à bord du nouveau vaisseau-fantôme. Des hommes, en quantité. Trois ou quatre femmes, à peine, sur la masse de cette cargaison humaine. Et des valises ! Le pont, l’entrepont ; les couloirs, sont encombrés de colis aux vastes cachets rouges. Que de cire ! que de courriers et de porteurs de courriers ! On s’empile, on se coudoie : bientôt on se familiarise avec les objets, puis avec les gens. Car le bateau, pressé d’être chargé, semble moins pressé de partir. Descendre alors, pour se dégourdir sur le quai ? No, fait le sous-officier préposé à la passerelle. Nous sommes bouclés. On tourne comme bêtes en cage, sur le pont et les gaillards, autour des canots de sauvetage pour lesquels chacun a reçu un numéro ; on va reconnaître son canot ; on caresse le gentil petit canon qui s’emmitoufle de son étui, et les premiers contacts bientôt s’établissent. Un incroyable pêle-mêle d’alliés s’entasse sur le petit navire. Voici des Japonais, un Italien, quelques Roumains, un couple de Norvégiens, quelques Français, des attachés ou envoyés en mission ; tout le reste est russe. Et il a là toutes les Russies en raccourci, il y a là surtout la révolution russe, le gouvernement