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qu’en 1875, dans la conclusion de sa Guerre Franco-Allemande, — celle de 1870-1871, — Albert Sorel jugeait les conflagrations modernes, après avoir opposé aux promptes réconciliations entre belligérans qui suivirent les campagnes de Crimée, d’Italie et de Sadowa, les irrémédiables rancœurs léguées par le traité de Francfort.

Un seul trait manque à ce tableau vivant : ni les événemens auxquels avait été mêlé Sorel, ni sa vaste érudition historique et littéraire ne lui avaient permis d’entrevoir le caractère essentiel que n’allaient pas tarder à revêtir, et qu’ont revêtu en effet, les luttes de peuple à peuple. On se battait autrefois pour des querelles de préséance ou de prestige, des règlemens de succession ou de frontières stratégiques ; plus récemment, pour des idées, ou religieuses ou politiques. On combat aujourd’hui pour la vie matérielle elle-même, pour les moyens de se l’assurer aussi certaine et aussi large que possible. Dans le temps précis où, vers la fin du siècle dernier, l’internationalisme scientifique, juridique ou socialiste accaparait la plupart des penseurs et des meneurs de l’opinion publique de l’univers entier, se développait partout aussi un système de concurrence économique qui faisait des ouvriers et des cultivateurs de chaque État les ennemis latens et irréconciliables de leurs rivaux des États voisins. Mais, tandis qu’on leur enseignait complaisamment à devenir « consciens » de leurs droits, on s’appliquait à les entretenir dans la somnolente inconscience, non pas seulement de leurs devoirs, mais surtout de leurs besoins réels.

La guerre présente est survenue. Elle s’est prolongée au-delà de toutes les prévisions ; elle a accumulé les deuils et les ruines ; son cancer rongeur a successivement gagné toutes les parties du monde. Et, pourtant, l’on ne saurait dire que tous les yeux soient encore dessillés. Le trop célèbre socialiste Scheidemann, dans le Vorwaerts du 7 avril 1916, a eu beau proclamer que les ouvriers allemands devaient souhaiter la victoire du Kaiser pour éviter la ruine de l’industrie germanique et, partant, leur propre misère, peu de personnes ont discerné, bien moins encore ont osé professer, que cette victoire déterminerait précisément les mêmes désastres chez les peuples de l’Entente.

Telle est cependant la stricte vérité. Depuis tantôt vingt ans, les préoccupations d’expansion économique n’ont pas cessé de