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à la faute de l’émigration. Chaque mois, de grands vides se creusaient de ce fait dans les rangs des états-majors, surtout parmi les officiers de cavalerie et d’infanterie. L’émigration étant proclamée crime contre la patrie, ces déplorables incidens achevaient de semer la méfiance parmi les troupes contre le corps entier des officiers. Les plus libéraux, les plus démocrates des chefs nobles étaient suspects de « contre-révolution, » et c’est sous ce prétexte que s’agitaient les meneurs. Des soldats criaient : « A la lanterne ! » sur le passage des officiers. Et quand ils ne les assaillaient pas, ils les livraient, comme à Valence, le major des Voisins, à la populace déchaînée qui les « lanternait. »


A dire vrai, le Gouvernement et l’Assemblée avaient fait mine de réagir. Il ne paraissait pas aux hommes de la Révolution que liberté fût synonyme d’anarchie, et ils blâmaient les excès, tout au moins en principe. Ministre de la Guerre et Constituante étaient d’accord pour arrêter particulièrement « ce torrent d’insurrections militaires » que l’on signalait à la tribune après l’affaire des régimens de Nancy.

Frédéric de la Tour du Pin, devenu ministre de la Guerre dès août 1789, était un vieux soldat de la guerre de Sept ans, qui aimait le soldat, et, par ailleurs, un gentilhomme libéral favorable aux nouvelles idées : à ce double titre, il était porté à l’indulgence ; mais c’était un patriote qui ne voyait pas sans douleur achever de se dissoudre l’armée royale où il avait bien servi[1]. Quoique très courtois, « sensible, » nous dit un contemporain, et même un peu faible, il redoutait trop l’anarchie militaire pour ne pas essayer de la prévenir, tout au moins par des admonestations. Il n’était pas, au début des troubles, pour la répression violente, faisant la part de l’effervescence nationale dans l’agitation militaire : « Un peuple rendu à la Liberté, disait-il avec raison, se porte toujours à des excès ; quand la Constitution sera décrétée, ajoutait-il avec un optimisme quelque peu béat, le citoyen mieux éclairé sur ses devoirs et ses droits saura jusqu’où il peut aller et où il doit s’arrêter. » Seulement, la Constitution mit deux grandes années

  1. Lieutenant Lucien de Chilly, La Tour du Pin, Perrin, 1910.