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tout au plaisir des projets faits en commun, lorsque fut attelée, place des Victoires, au matin du 5 octobre 1773, l’énorme berline où deux grands cochers en livrée s’assirent sur le siège. Les coffres contenaient des provisions de toutes sortes, des livres, des portefeuilles, et mille « inutilités » indispensables. Bergeret n’avait point oublié le papier à dessin pour les Fragonard. Ceux-ci trouvèrent la quatrième place occupée par une fort belle personne, Mme Vignier, qu’on leur présenta comme une gouvernante attachée au service de Monsieur. Le fils, Pierre-Jacques Bergeret, suivait dans son cabriolet, avec un cuisinier éprouvé, à la bourse bien garnie, grâce auquel les auberges les plus modestes ne devaient pas réserver de fâcheuse surprise. Tout était donc prévu et ordonné pour que le voyage fût commode, plaisant, profitable aux arts, et aussi pour que M. Bergeret de Grancourt fit en route le gros personnage.

La première étape fut à Orléans, qu’on vit au clair de lune, après un magnifique souper ; le lendemain, on mangea d’excellentes perdrix à Vierzon ; et, sans fatigue, les couchées étant bonnes et le cuisinier ingénieux, on arriva à Négrepelisse, ayant dessiné de beaux sites dans les montagnes du Limousin. Bergeret demeura quinze jours dans sa terre, et Fragonard y dessina, entre autres choses, le Four banal du bourg. On prit ensuite par Toulouse, Carcassonne et Nîmes, où l’on commença à « admirer les anciens Romains ; » à Aix-en-Provence, On vit la galerie de tableaux du premier président d’Albertas et celle du marquis de Valbelle ; à Marseille, on chercha aux bâtimens de la Santé le bas-relief de Puget, la Peste de Milan, qui s’y trouve encore ; à Toulon, les chevaux de poste manquèrent, ce qui laissa visiter à loisir le port et la ville. Ce fut ensuite le plus beau pays du monde, « la vraie Provence couverte de vignes, d’oliviers innombrables, beaucoup d’herbes aromatiques, quelques orangers en plein vent, lauriers, grenadiers dans les haies, » avec des villes malpropres, « pleines de fumiers, et rendant autant de mauvaises odeurs que les chemins en rendent de bonnes par les différentes herbes odoriférantes. » Une de ces petites villes que Bergeret traite si mal apparut sur les hauteurs au pied des montagnes ; c’était Grasse, pays natal de Fragonard et de sa femme ; mais « le maître de la bande » ne se souciait aucunement d’allonger l’étape du jour en leur accordant le