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était si beau, si majestueux, qu’on avait envie de battre des mains, avec un regret et presque un remords de se sentir si peu menacé, et d’être si à son aise pendant qu’au loin ceux qu’on avait laissés au foyer étaient sûrement en peine des voyageurs !

C’est qu’en effet à nulle heure, soit de nuit, soit de jour, durant quatre journées et demie, notre bateau ne connut la solitude. Il était comme au centre d’une ronde, dont à tout instant se détachait telle ou telle unité, qui faisait vers lui cavalier seul. Les puissans mammouths de la défense maritime ne furent vus que profilés au loin ; mais les échantillons de tout le reste défilèrent à portée, et parfois au ras du Kirkham-Abbey, ainsi que du convoi que nous avions ramassé en route. Car, en avançant, nous fûmes ralliés par d’autres, et nous prîmes comme la tête d’un « train » flottant de huit à neuf navires. Chalutiers noirauds, en nombre incalculable ; torpilleurs de toutes catégories, les uns imposans, les autres minces et miroitans, qui semblaient annelés comme des vers ; patrouilleurs aux virevoltes multiples, et aux formes quelconques ; çà et là, l’aiguille fuselée d’un sous-marin anglais noir, venant respirer et coupant l’air de son rasoir fin et silencieux ; cent autres rencontres, sous un ciel de lumière ouatée, par un calme d’huile, firent de certaines heures immobiles des heures d’admiration et de méditation intense. Le soir cependant, et une certaine nuit, et tout un matin, la basse auguste du canon faisait retentir son chant formidable. On se canonnait vers Zeebrugge ; il dut même y avoir, du 13 au 15 février, plus que des bombardemens ordinaires. Les flammes lointaines des obus, telles des lueurs de bengale, animaient l’horizon nocturne, et des spectres de dreadnoughts furent aperçus à plusieurs reprises, comme ces bêtes hurlantes que fait entrevoir Virgile d’un mot évocateur lorsque son héros frôle l’île d’Æa. Un instant, l’espoir nous visita d’assister de loin à une bataille navale. Mais n’y en eut-il point ? Silence…

Cependant, sur cette mer gardée comme un terrain de chasse, plus d’un détail témoignait encore des accidens récens. La mer du Nord, comme tant d’autres à cette heure, est un tombeau. Et, vu le peu d’épaisseur de la nappe en certains points, le tombeau n’est pas si profond que les cadavres des navires ne se signalent à la surface. Des mâts, çà et là, émergent