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entière polarisée par une idée fixe. Les spectres solides qui émergent de l’ouate encrassée de la Tamise sont porteurs de résolution, d’énergie. Il suffit de les voir passer pour comprendre où ils vont. Tous, ils vont à quelque acte, à quelque emploi qui serve à la guerre, et qui tende à son but. Quand le soleil pâle a pompé suffisamment la bruine et dégagé les murs suintans de leur enveloppe opaque, on lit en clair les formules de la décision nationale, sur les enseignes, sur les affiches, sur les placards ; les appels, les rappels vous accrochent partout : aveugle et sourd serait celui qui pourrait s’y dérober. Le « devoir » de l’Anglais lui est crié par les cent voix de la publicité insulaire. Et il obéit à ces bouches muettes, muet lui-même ; et rien, pour un Français, n’est plus saisissant. Toute cette énergie nationale qui, chez nous, a besoin, pour s’entretenir, se raviver, de spectacles extérieurs, de manifestations, d’acclamations, n’a besoin en Angleterre, pour se soutenir, que du mot essentiel, de la formule concise placardée partout. Ce mot d’ordre obsédant se détache des murs et entre au fond des consciences les plus fermées. Il est, à la longue, irrésistible. Et ces hommes qui vont et viennent, sérieux, absorbés, mais non pas tristes, ni nerveux, ni excités, portent au plus secret de leur vouloir une idée immuable, qui guide chacun de leurs gestes. Redoutable entre toutes est une nation moralement ainsi constituée. Rien ne l’abat, rien ne la détourne.

En attendant l’ordre de départ, nous n’avons pas assez d’yeux pour observer. L’heure est intéressante. Londres est plein de soldats, métropolitains ou coloniaux. Des recrues australiennes, canadiennes, apprennent la marche cadencée, sans armes, en pleine rue ; d’autres, armées, vaquent à leur service. Des permissionnaires circulent, entrent dans les restaurans gratuits à eux destinés, ou s’offrent des douceurs. Beaucoup, comme chez nous, sont accompagnés, guidés. A Westminster Abbey, un groupe de coloniaux admiratifs est piloté par une dame, qui leur explique les plus célèbres tombeaux, et renseigne leur patriotisme novice. Tous ces monumens ne sont d’ailleurs pas visibles : les plus précieux pour le sentiment national sont protégés par des sacs de terre. Londres a été déjà bombardé. Quand tous les musées, sauf la National Gallery et le South Kensington, sont fermés, que sur tous les