Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 41.djvu/561

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des réalités, potins qui changent les figures les plus caractéristiques en caricatures outrancières, dénaturent les sentimens, sèment des fermens de panique périlleuse ou des germes d’illusions… Bien des fois, l’on m’a mise en garde contre les faux renseignemens ou les invitations au bavardage qui tendent, par des moyens contraires, au même résultat. Connaissant un peu l’Orient, je savais sur quel malentendu vivent les gens du pays et les étrangers. Les uns ne disent jamais toute leur pensée et se font honneur d’une dissimulation qui est devenue en quelque sorte la vertu nationale, après des siècles de servitude ; les autres se font gloire, au contraire, de dire tout ce qu’ils pensent et de croire tout ce qu’on leur dit. La belle confiance, faite de bienveillance naturelle, d’un peu de vantardise et de quelque étourderie, la confiance qui incline trop facilement aux confidences, qui s’exprime par des déclarations à voix haute, en lieu public, chez un peuple qui semble aimer la France parce qu’il parle volontiers français, cette confiance imprudente nous a fait ici beaucoup de mal…

Mais qui empêchera des Français, des jeunes gens, de parler quand ils en ont l’envie et le besoin ? Ils sont les plus sociables des hommes et ils sont exilés, et ils meurent d’ennui. Ils sont arrivés, pleins de souvenirs classiques nourris depuis le collège, aimant la Grèce, aimant les Grecs, sûrs d’en être adorés. On les recherche : on les invite ; les femmes et les jeunes filles leur font bon accueil, dans cette société mêlée où tant de figures demeurent énigmatiques ou ne sont même plus équivoques… Il y a, parmi les soi-disant amis de la France, des gens qui seront peut-être expulsés demain. Il y en a qui devraient être expulsés déjà, car leurs relations avec nos ennemis sont certaines. Habiles à retourner leurs casaques, ils portent aujourd’hui nos couleurs, mais l’envers de l’habit a d’autres couleurs, allemandes ou autrichiennes. Et que dire de nombreux officiers grecs, germanophiles de sentiment et de désir, qui rongent leur frein, sourient, patientent, observent et nous haïssent !


Le colonel S…, qui m’avait reçue le mois dernier, dans le village ruiné de K…, sur la frontière, lors de cette randonnée en automobile qui m’amena tout près du front, est venu me rendre ma visite à Salonique. Il a changé de cantonnement.