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conquête. Entre les hommes d’affaires israélites et les fonctionnaires grecs, grouillent des êtres singuliers qui ne sont ni juifs, ni grecs, ni « ententophiles, » ni germanophiles, qui changent de nationalité et de religion comme un reptile change de peau, servent qui leur est utile tant qu’il leur est utile, ont des cartes dans tous les jeux, des complices dans tous les partis, des travestissemens et des opinions pour toutes les circonstances.

Un officier français, obligé de traiter une affaire avec un de ces personnages, qu’il croyait être sujet grec, montra de l’étonnement lorsque le personnage en question se déclara citoyen de la libre Amérique. Il crut voir en lui un de ces émigrans qui ont séduit la fortune et assuré leur situation en réclamant le droit de cité. Bonnement et sans ironie, il demanda à cet Américain quelques détails sur les choses d’Amérique. Mais l’autre s’excusa de son incompétence, en l’expliquant par ce fait qu’il n’était jamais allé aux États-Unis.

— Pourquoi donc, fit le Français naïf, vous êtes-vous fait Américain ?

— Monsieur, je suis né à Salonique et je n’ai jamais quitté Salonique. Mais depuis cinq ans seulement, monsieur, depuis l’année 1912, j’ai vu ici l’armée turque d’abord, puis l’armée grecque et l’armée bulgare ; puis l’armée grecque toute seule ; puis l’armée française, l’armée anglaise, l’armée serbe, et demain peut-être, j’y verrai l’armée russe et l’armée italienne… Eh bien ! j’en ai eu assez, monsieur, j’en ai eu assez, et pour être sûr de vivre tranquille, au milieu de toutes les armées qui pourraient venir, je me suis fait Américain !

C’est ainsi que tout le Levant est rempli de ces gens qui, pour être tranquilles, — et surtout pour éviter le service militaire, — se sont rattachés à de lointaines Puissances et, dans ce pays de leurs ancêtres, se sont faits sujets français, espagnols, italiens, roumains, ou anglais. Certains ont fait preuve de loyalisme, et je sais des protégés français qui ont donné leur amour et leur sang à leur patrie d’élection. A ceux-là, va notre amitié fraternelle. Mais il n’en est pas moins vrai que cette facilité de rattachement à des nations protectrices, impliquant la facilité d’échapper aux lois et aux charges qui pèsent sur le pays d’origine, favorise des calculs sans noblesse.

A Salonique, en particulier, le sentiment patriotique est