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gravures de quelque ancien traité de fortification. Debout sur les créneaux en pointe, le bec tourné vers la mer ou vers le bled désolé, on dirait les sentinelles d’une vaste cité d’oiseaux ; et l’indigène accroupi dans ses loques, au pied du grand trou d’ombre que fait la porte de la ville, semble n’être que le gardien de ces nids fortifiés, l’esclave de ces hôtes aériens.

Ah ! ce n’est pas ici qu’il faut venir chercher les fantaisies gracieuses de l’imagination musulmane ! Avec leurs créneaux et leurs tours, ces forteresses rouges de la côte marocaine n’éveillent dans l’esprit qu’un brutal sentiment de rapt, de pillage, de vie violente et menacée. Sous un ciel décoloré par l’excès de la lumière et l’humidité marine, leur présence énigmatique ajoute encore à la morne détresse des eaux et de la terre brûlée. Et vraiment, c’est inattendu, après ces dures images de solitude et de piraterie, de tomber tout à coup sur un charmant conte oriental.

C’est cela ! un vrai conte oriental, à la fois guerrier et si tendre, où la tombe se mêle tout familièrement à la vie, et sur lequel glisse le souvenir du divin Cervantes, et de Robinson Crusoë, et de tous les captifs, et des captives inconnues, que les corsaires ont emmenés jadis dans ces maisons couleur de neige… A l’embouchure d’un lent fleuve africain, où la mer entre largement en longues lames frangées d’écume, deux villes prodigieusement blanches, deux villes des Mille et une Nuits, Rabat et Fath, le Camp de la Victoire, et Salé, la barbaresque, se renvoient de l’une à l’autre rive comme deux strophes de la même poésie, leurs blancheurs et leurs terrasses, leurs minarets et leurs jardins, leurs murailles, leurs tours et leurs grands cimetières pareils à des landes bretonnes, à de vastes tapis de pierres grises étendus au bord de la mer. Plus loin, en remontant le fleuve, au milieu des terres rouges, rouge elle aussi, s’élève la haute tour carrée d’une mosquée disparue. Et derrière cette tour, encore une autre ville, ou plutôt les remparts d’une forteresse ruinée qui maintenant n’est plus qu’un songe, un souvenir de pierre dans un jardin d’orangers. Et de Rabat la blanche a la blanche Salé, par-dessus le large estuaire du fleuve, de la solitaire tour de Hassan à Chellah la mystérieuse, c’est, du matin au soir, un lent va-et-vient de cigognes qui, dans la trame de leur vol, relient d’un fil invisible ces villes ramassées dans cet étroit espace, ces blancheurs, ces verdures, ces eaux.