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étaient beaucoup. Nous disons : insouciance, indifférence. Le dernier mot est le bon. L’ébranlement de l’ordre des valeurs dans l’âme est un état d’équilibre, instable, indifférent, prêt à pencher dans un sens ou l’autre, au gré de l’incident.

Que fera donc cet homme ? L’incident, dans l’espèce un moment critique et solennel, celui du retour, va tout décider et emporter. Si, déposant son vêtement de guerre, il trouve ouverte devant lui l’armature ancienne, solide, luisante, graissée et jouant bien, il y entrera d’un coup, et avec joie la verra se refermer sur lui. L’homme, la famille et la terre seront sauvés.

S’il trouve l’armature disloquée et gisante, le foyer éteint, la famille dispersée, le cheptel vendu, le champ en friche, il se sentira déchargé, libéré de tout son passé, auquel plus rien ne le rattache. Il glissera tout droit, très vite, vers un métier quelconque, incertain, peut-être dangereux.

Rien de plus triste qu’une maison de paysan abandonnée : toit sans fumée, portes et fenêtres closes, touffes d’herbes devant le seuil, clôtures et barrières renversées. On dirait une morte. La désolation des choses est ici symbole d’un grand deuil : celui de la moisson qui manquera l’an prochain, celui de deux ou trois jeunes âmes qui plus jamais ne reviendront. Et, comme un malheur n’arrive jamais seul, le père, jusque-là bon serviteur de la terre, lui va maintenant retirer son amitié.

Ainsi le découragement d’une femme aura causé la dissolution d’une famille paysanne. L’événement est plus grave qu’on ne pense, perte sensible au point de vue économique, et à un autre peut-être plus sensible encore. La disparition de la famille paysanne entraînerait celle de la paysannerie, non seulement une classe sociale qui fait le fond même de notre population, mais une des formes les plus belles et les plus caractéristiques de l’âme française. La paysannerie tient une si grande place dans notre histoire, dans notre patrimoine moral, dans nos forces les plus vives et les plus intactes, dans le charme et la douceur de notre génie national qu’on ne peut accepter l’idée de la ruine.


Résumons-nous. Pendant l’extraordinaire épreuve de cette longue guerre le devoir envers la terre est net et précis. Il faut la cultiver pour deux raisons capitales, dont l’une est le souci