Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 41.djvu/181

Cette page a été validée par deux contributeurs.

créée par la communauté des souffrances et des dangers.

Depuis trois ans le pays est loin et voilà que peu à peu le passé s’éloigne à son tour. Sa femme lui écrit que la pluie persistante pourrit les racines des plantes. La belle affaire ! Ses racines à lui ne pourrissent-elles pas, enfoncées jusqu’aux genoux dans la boue gluante de la tranchée ? Voici les foires renommées de l’été, où les étables se vident et les poches se garnissent : les Picards ne sont pas venus, acheteurs des forts attelages, gros bœufs gris à corne noire, mais les Charentais ont donné qui recherchent les bêtes jeunes sous corne claire et poil couleur de froment. La belle affaire encore ! Les Picards ont d’autres soucis et les Charentais sont bien heureux d’aller à la foire. Pour lui de rien il n’a cure que du ravitaillement, fort mauvais depuis quelques jours.

D’ailleurs les plis professionnels de l’âme et du corps s’effacent tout doucement et certains réflexes s’abolissent. Le premier chant du coq, quand par hasard il l’entend dans un village de l’arrière, ne dresse plus l’homme sur ses pieds comme autrefois pour courir aux étables jeter le fourrage dans les râteliers. Il n’a plus ni fourrage, ni bêtes. Abolies aussi certaines importunités : règlemens, comptes et échéances. Bonne ou mauvaise, ordinairement très passable, la pitance arrive chaque jour sans que du boulanger et du boucher on ait souci. La figure précise et sévère du créancier, — et quel est celui qui n’a pas son créancier ? — s’adoucit, s’estompe, se dégrade jusqu’à n’être plus qu’une forme vague, falote, vacillante, un fantôme de rien qui s’évanouit.

Et puis, le grand silence de la nature ne le met plus en tête à tête avec lui-même : son oreille est sans cesse déchirée par le bruit infernal de la canonnade. Et cela « le tire de partout, » le met hors de lui-même ; il n’a pas encore perdu son moi ; mais il se décolle, prend du jeu, le vieux moi qu’on lui connaissait, hérité des ancêtres, si bien façonné, pétri par trente ans de vie paysanne, qu’on le pouvait croire définitif. Des signes suspects se montrent. À la dernière visite, il n’a pour ainsi dire rien regardé, ni l’étable, ni les emblavures, rien que sa femme et les enfans. Il a même dit : « Maintenant, je me f… de tout. C’est le métier qui le veut. On y est aujourd’hui, demain on n’y est plus. » De voisiner ainsi chaque jour familièrement avec la mort, bien des choses ne vous sont plus rien qui devant vous