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arrangement et ordre nouveaux, immédiatement, ipso facto, comme on voit dans une maison le salon devenir atelier et la cave grenier en vue d’une destination nouvelle de l’édifice. La guerre nous montre à chaque pas de somptueux hôtels transformés en hôpitaux et des sécheresses de cœur en foyers de dévouement. Peut-on parler de désordre ? Dans l’âme individuelle l’ordre à les valeurs est accordé sur une ou plusieurs fins, dont le métier est souvent la principale. On présume donc qu’un changement de métier, affaire extérieure et grossière, en implique un autre intime, plus délicat, et, si métier nouveau passe toujours pour aventure, celle-ci ne fait qu’exprimer une aventureuse nouveauté de l’âme.

Deux laboureurs de ma connaissance, depuis dix-huit mois, conduisent au front une automobile avec succès : à chaque permission je note le progrès de leur âme, qui se détache de la charrue pour s’exalter sur le volant. Un autre, infirmier dans une ambulance, est si bien apprécié du chirurgien que celui-ci le veut garder après la guerre : on verra le nouveau dispositif de son âme accordé sur les propretés de l’asepsie au lien que l’ancien l’était sur la saleté des étables. Celui-ci fait la cuisine à un groupe d’officiers et guigne l’auberge de son village qu’il se sent capable de transformer : son cœur, oublieux du chant matinal de l’alouette, se laisse bercer par celui des fritures dans les poêles. Notez que les familles inquiètes crient au scandale d’un affreux désordre, où il ne faut voir qu’une discrète et psychologique aventure.

En général les choses sont beaucoup moins avancées : chez la plupart des permissionnaires l’ordre ancien des valeurs n’est pas remplacé, mais simplement ébranlé. Comment en serait-il autrement ? L’homme a quitté sa maison, sa famille, son métier pour aller au loin vivre dans les tranchées, sous terre, au milieu d’une foule immense et toute bleue, où il n’y a ni femmes, ni enfans. Il est revêtu d’azur comme les autres et il manie des engins auxquels il n’était pas accoutumé : pendant des journées, il s’exerce à lancer des grenades comme les enfans des pierres. Parfois on l’arme d’un couteau. Il parle longuement avec des hommes dont le parler est si différent du sien que son accent en est modifié. Il traite familièrement des avocats, des fils de famille, des prêtres, des savans, des artistes et par eux est traité de même : il les aime et se sent aimé d’une amitié fraternelle,