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est fort connu ; tous les grands troubles et malheurs publics le font naître. On sait l’histoire de la peste d’Athènes, racontée par Thucydide, et celle de Paris sous le Directoire, au lendemain de la Terreur. Mais il est un autre désordre de l’âme, et qui ne mérite, d’ailleurs, ce nom qu’à condition de lui ôter son sens péjoratif, plus discret, plus délicat et fort intéressant.

Au fond, la guerre est pour l’âme une aventure. Plus elle se prolonge et plus l’aventure se précise et se corse. D’ailleurs, et d’une façon générale, la durée dans une guerre est un facteur capital dont les répercussions économiques et financières croissent selon une progression effrayante. L’arithmétique ne suffit pas à la mesurer, il y faut la géométrie. Dans le domaine moral, où nous sommes, tout échappe au nombre et à la mesure ; mais la longue durée de la guerre y multiplie et aggrave ses conséquences à l’infini.

C’est au cours des longues guerres que la crise de l’âme, dont nous parlons, se traduit au dehors par une série de faits, qui, reliés ensemble, composent une histoire, en général inattendue, quelquefois bizarre, tantôt légère et plaisante, tantôt sévère et dramatique, et à qui convient bien le seul nom d’aventure. L’aventure intérieure a sa contre-partie extérieure. Ce paysan, qui n’était jamais allé jusqu’à la ville voisine, prend à la guerre le goût des voyages et se met à courir le monde. Celui-là, bûcheron enfumé, reste à Paris, où de métier en métier il finira dans la peau d’un personnage. Parfois la métamorphose de l’homme est si complète que les siens ne le reconnaissent pas. Je sais une maison dont le fils, en 1815, au retour d’une longue captivité, ne fut pas accepté sans arrière-pensée par le père. Encore aujourd’hui dans le voisinage on croit qu’il y eut substitution. Un autre était parti, fiancé de sa voisine, brune piquante aux yeux noirs, et revint nanti d’une blonde Flamande aux yeux bleus.

Dans un petit pays agricole, qui n’a pas deux mille habitans, quatre familles honorables et prospères descendent de femmes amenées par des soldats deux d’Alsace après la guerre de Sept ans, une de Provence et l’autre de Reims après les guerres de la Révolution. Toutes arrivèrent mariées, car en ce temps-là, de fonder chez nous foyer solide sans papiers bien en règle il n’y fallait pas songer. Toutes ont fait bonne souche et sont au front représentées, l’une par un colonel, qui l’an dernier tombait en