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surgit dans votre esprit une idée étrange, bizarre, de salut…-Vous restez anxieux, haletant entre la crainte et l’espoir, jusqu’à ce que le réveil, amené par la violence de l’émotion, dissipe tous ces fantômes. La guerre actuelle, par sa durée et son horreur, n’est-elle pas un lourd cauchemar ? Faut-il s’étonner qu’à la campagne, dans la solitude nocturne des heures endeuillées, l’idée de sa fin se présente sous les formes les plus inattendues, la mort de Guillaume, une peste en Allemagne, un déluge chassant tout le monde des tranchées, un prodige qui ferait tomber les armes de toutes les mains, la grève universelle, la famine, etc. ? Telle est la valeur du phénomène. Il est trop individuel, trop passager, trop intime pour gagner la conscience collective, y prendre figure et consistance. Le cauchemar est chassé chaque matin par la prise puissante du travail quotidien, véritable courroie sans fin qui, comme un tapis roulant, nous entraîne, réflexe souverain, automatisme toujours déclenché.

On pense bien que nous ne méconnaissons pas l’importance du langage. Il précise et objective la pensée. Exactement il la cristallise. Tant que les cristaux sont petits, isolés, fondent à mesure, ils sont inoffensifs. Mais viennent à souffler les vents froids de la tempête, on les voit s’unir, s’amasser et se conglomérer en blocs redoutables.

L’effort agricole se soutient d’ailleurs pour d’autres raisons, très solides, et d’ordre tout différent. Si on néglige la psychologie, on se trompe ; si l’on y met trop de finesse, on risque de se tromper davantage. L’âme paysanne adore les nourritures substantielles, et pour elle le plus puissant des toniques est le prix très élevé des produits du sol. Sauf le blé, très insuffisamment taxé, tout se vend fort cher : avoine, maïs, vin, animaux de boucherie, légumes, fruits, volailles, lait, beurre, œufs. Les petits cochons roses, que Taine trouvait si jolis dans son voyage aux Pyrénées, « sont au poids de l’or, » si l’image n’était pas un anachronisme. Un de mes voisins a « fait » trois cents francs sur quatre pruniers reine-Claude et un autre deux mille cinq cents francs de melons sur un champ de trente ares. Voici une vigne, toute en chasselas, qui n’est pas grande, un peu plus d’un hectare : une jeune femme, aidée de son vieux père, l’a si bien défendue contre les maladies cryptogamiques, sulfatant et soufrant jusqu’à dix fois, que la