Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 41.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

descendait dans le fossé, remontait sur le champ et hardiment l’attaquait de ses trois socs profonds, les yeux restaient émerveillés et les cœurs ravis. Il y avait dans l’air comme une allégresse des temps nouveaux, où l’on sentait de grands espoirs et de vastes pensées.

Les sillons devraient s’allonger et le domaine s’étendre pour permettre le libre jeu d’un pareil engin. Les capitaux se tourneraient-ils vers la terre pour reconstituer la grande propriété et verrait-on de nouveau les bandes noires, chères à Paul-Louis Courier, refaire ce qu’elles ont autrefois défait, aujourd’hui comme alors pour le bonheur de tous ? Les petits biens familiaux devraient-ils se joindre les uns aux autres, sous une forme plus ou moins syndicaliste ? La mise en commun se ferait-elle d’une façon plus générale, plus hardie, plus décisive, sous le contrôle de la commune ou de l’Etat ?… Chacun mettait dans l’image la marque de son âme individuelle, c’est-à-dire de ses origines, de ses tendances, de ses idées. Mais, salué par les uns, redouté par les autres, ce rêve reste trop vague et lointain pour descendre jusqu’à la volonté, l’assaillir, l’étreindre, la paralyser. Il n’a pas fait fermer une seule métairie. Cette pénible extrémité s’est toujours imposée par la force immédiate et concrète de dures contingences.

Une autre idée, plus précise, n’est-elle pas plus dangereuse ? Parfois une femme, dans l’accablement de la fatigue, s’est assise sur le bord du chemin, et, interpellant sa voisine qui passait, pliant sous le même fardeau, lui aura dit : « Nous sommes pires que des bêtes de somme. Pourquoi travaillons-nous ainsi ? Cessons de travailler. La famine viendra et du coup la guerre sera terminée. » Paroles troubles, pénibles, où l’on sent l’âme navrée et à bout, prête à la révolte. Les uns s’en inquiètent, les autres s’en indignent et y voient même l’inspiration de l’ennemi. Certes les Allemands sont capables de tout en propagande comme en espionnage. Mais pourquoi chercher si loin une explication que l’on a sous la main ? Nous sommes devant un fait très simple, un phénomène purement psychologique, qu’on pourrait appeler le phénomène du cauchemar.

Vous souvenez-vous d’un de ces rêves, où tout d’un coup vous vous trouvez menacé par un effrayant danger de mort ? Vous voulez fuir et vous ne pouvez pas. Vous appelez au secours et personne ne répond. Vous êtes perdu… lorsque soudain