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Quant à la pensée dont, plus peut-être que toute autre œuvre japonaise, le Nô s’inspire, c’est, l’analyse de ce théâtre l’a montré, la pensée bouddhiste, et, dans cette pensée elle-même, la belle, profonde et émouvante doctrine du « karma. » Le « karma, » qui est, dans la religion de Çakya-Mouni, la loi de conséquence, de sanction et de rachat, en vertu de laquelle les actions et les existences dépendent l’une de l’autre et s’acheminent, par un mutuel échange d’expiations et de pardons, au bienheureux Nirvana, le « karma » se trouve aussi être en art un admirable motif de grandeur, de générosité, de beauté. Il est, à cet égard, plus haut encore peut-être, plus plein et plus heureux que ce motif dont, au gré d’Aristote, s’inspirait le théâtre grec, et cette loi de purification (katharsis) qui a donné lieu à tant d’interprétations et de commentaires. Si la purification, telle que l’entendait et la réalisait le théâtre grec, est, comme l’a expliqué l’un de ses plus profonds critiques, M. Jules Girard[1], non seulement la purification des deux grandes passions, la terreur et la pitié, qui composent le tragique, mais aussi la purification morale opérée par l’épreuve et la souffrance, et l’harmonie rétablie de la sorte dans la destinée humaine, la pensée directrice, le motif conducteur du drame japonais, du Nô, seraient plus élevés et plus sublimes encore. Cette pensée, ce motif seraient la rédemption mutuelle des existences et des Ames l’une par l’autre, leur ascension commune vers la perfection et le repos, et, selon la belle image de la foi bouddhiste, après une série d’épreuves et de sacrifices, « leur renaissance sur le même lotus. »

Tel est bien, en effet, l’aspect sous lequel apparaît le théâtre des Nô qui, à une belle et intense expression d’art, unit une pensée issue des croyances, des traditions, des sentimens les plus purs d’une race chez laquelle se mêlent, à l’ardeur et à la volupté de vivre, à l’héroïsme guerrier, l’esprit de chevalerie, l’acquiescement au sacrifice, la résignation à la mort et au Nirvana. Les bonzes bouddhistes qui, au XIVe et au XVe siècle, ont inspiré la plupart des Nô, ont été ainsi des interprètes aussi fidèles de l’âme japonaise qu’Eschyle, Sophocle et Euripide l’ont été de l’âme grecque, Corneille et Racine de l’âme française.

Les Nô, par les modes d’expression dont ils font usage, par

  1. Jules Girard, Le sentiment religieux en Grèce, d’Homère à Eschyle. (Livre III, chapitre V, payes 440-441).