Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 41.djvu/122

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’ai causé ce matin avec une vieille femme, très simple, à laquelle je demandais mon chemin et qui a poussé la complaisance jusqu’à vouloir m’accompagner à destination. La conversation a glissé fatalement, et à une rapide allure, vers les difficultés de la vie à Petrograd.

— Voyez-vous, me dit la bonne vieille, c’est leur faute. Nous n’étions pas prêts. Nous ne sommes que de pauvres gens, sachant à peine lire et écrire. C’est notre président de la Douma, notre Rodzianko, qui avait raison. Mikhaïl Alexandrovitch nous a fait bien du tort[1] et Nicolas II aussi[2]. Une bonne et solide constitution, voilà ce qu’il nous fallait. Ou nas tiomnéi naroda ! (Chez nous le peuple est obscur.)

Et quand je lui eus décliné ma qualité de Française :

— Nou ! Vot ! (Et voilà !) Maintenant ils disent que les Français sont des impérialistes parce qu’ils veulent reprendre aux Allemands une province qui leur appartient. Des bêtises ! Des bêtises ! Je ne suis pas bien au courant de ces choses, malgré que quelqu’un de savant me les ait expliquées ; mais je sais que les Français sont en République, qu’ils n’ont pas voulu la guerre et aussi qu’ils sont plus intelligens et plus heureux que nous. S’ils demandent cette province, je veux bien parier qu’ils ont raison…

Cette façon simpliste de juger la question d’Alsace-Lorraine n’a pas été sans m’émouvoir. Le peuple russe a un grand bon sens naturel. C’est sur les idéologues des partis outranciers que retombe la responsabilité des actes coupables et le plus souvent inconsciens qu’il accomplit. Le nombre est trop restreint pour cette énorme masse ignorante, de ceux qui parlent de sagesse, de responsabilité, de devoir à remplir.

— Pourquoi laissez-vous entrer en Russie tant de gens porteurs d’idées en tout temps dangereuses, mais particulièrement nuisibles à l’heure actuelle ? ai-je demandé à l’un des membres de la commission chargée de recevoir les 28 000 anarchistes russes d’Amérique, à leur arrivée à Petrograd.

— Y pensez-vous ? Nous sommes en pays libre. Comment interdire à ces hommes leur retour dans la patrie, parce qu’ils ne professent pas les mêmes idées que nous ?… Cela est impossible… impossible…-

  1. En refusant d’accepter la régence qui lui fut offerte par la Douma.
  2. En abdiquant pour son fils en même temps que pour lui.