Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/873

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la route devant le cimetière ; de pauvres gens enfin n’hésitent pas à s’installer à même la pelouse. Assis en cercle, ici on lit, surtout les journaux — auxquels on commence à ne plus croire, d’ailleurs ; là on tricote, on fait de la tapisserie, partout on cause : le plateau de Bezannes est devenu le dernier salon de Reims. Il faut bien prendre son mal en patience puisqu’aussi bien on n’en a pas pour longtemps : chacun sait que « les Noirs » sont arrivés et que d’ici trois à quatre jours ce sera le « grand coup ».

Il y a ainsi chaque jour des centaines et des centaines de personnes qui se rencontrent tant sur le plateau de Bezannes que sur le chemin qui y accède et dans les sentiers ou les prés voisins. Comme cet automne est superbe, après avoir assisté à la « représentation » toujours la même : bombardement de deux à trois ou de trois à quatre heures, on fait un détour par les routes de Soissons, de Chamery, ou d’Épernay, on remonte jusqu’à la Maison Blanche, puis on rentre chez soi à la nuit tombante.

En s’en revenant, on assiste à l’exode quotidien des pauvres gens qui chaque soir descendent du faubourg Gérés, de la rue de Cernay ou simplement du centre de la ville pour aller coucher au faubourg de Paris, s’y croyant plus en sécurité contre le bombardement. C’est une habitude qui remonte aux jours de septembre. Les émigrans mettent sur une « guinde » [1] le plus précieux du « berloquin » [2] et en route pour l’avenue de Paris ; là, ces malheureux campent où ils peuvent : chez des parens, des amis, d’anciens voisins, tous également hospitaliers. Mais comme le nombre des lits, et même des maisons, est tout à fait insuffisant, on s’étend où on peut. A la fin de septembre, quand les nuits étaient encore douces, certains dormaient sur les trottoirs, près de leur « guindé ; » maintenant tous rentrent, s’entassent pêle-mêle sur le parquet des appartemens, sur le foin des hangars ou la paille des écuries : c’est la guerre ! — « Eh, bien ! nos poilus sont-ils donc mieux dans les tranchées ? » — Et le lendemain malin, plus ou moins dépenaillés, ils reprennent le chemin de leur maison ou de celles qu’ils « gardent, » dans les quartiers voisins des lignes. Quelle tristesse

  1. Petite voiture à deux roues qu’on pousse devant soi.
  2. Terme local désignant le petit mobilier et les souvenirs personnels d’une famille pauvre.