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en paquets contre la muraille, et dont l’extrémité dépasse les volets du premier étage. Tout près, un puits campagnard, un puits à manivelle avec son chaperon, son seau de bois, l’auge pour les bestiaux. Le seul luxe, si l’on ose dire, la seule allusion seigneuriale, c’est la coiffure en ardoise de la tourelle, — on sait que, chez nous, l’ardoise anoblit, — puis les grosses boules de pierre en têtes de quilles qui dominent l’angle du mur de chaque côté de l’allée charretière et qui visent à donner l’illusion majestueuse d’un portail.

Depuis cette époque déjà lointaine, La Solle a traversé bien des vicissitudes. Elle a été vendue, bouleversée de fond en comble. On a jeté par terre la vieille tourelle et son chapeau pointu, remplacé le logis bonhomme par une bâtisse à prétentions. Aujourd’hui, au moment où j’écris, ce sont les Allemands qui l’occupent — pour la troisième fois, depuis un siècle. L’actuel propriétaire, un de nos parens, qui avait pieusement racheté ce débris familial [1], a dû se réfugier en France, où il attend patiemment l’heure d’être enfin en sûreté dans la maison paternelle. Si j’en crois les nouvelles apportées par d’autres réfugiés de notre pays, les envahisseurs ont coupé tous les arbres de La Solle, — des sapins gigantesques et magnifiques, autant que je me souvienne. Deux pas plus loin, ils ont abattu des noyers plusieurs fois centenaires, qui ont déjà leur légende parmi nos Lorrains évacués. La maîtresse des arbres vénérables, personne déjà vénérable elle-même, se serait jetée aux pieds de l’officier prussien chargé de l’exécution, en demandant grâce pour ces bons serviteurs. Le bourreau fut impitoyable. Tremblante, la pauvre dame dut assister, de sa fenêtre, à l’assassinat de ses arbres. Mais au premier choc de la cognée, elle reçut un tel coup au cœur qu’elle suffoqua et s’évanouit, tant et si bien, qu’on vit le moment où elle allait passer. Quand ce fut fini et qu’elle eut repris ses sens, les bûcherons barbares, par un raffinement de cruauté, vinrent lui réclamer, d’un ton gouailleur, le prix de leur sinistre besogne.

Déjà en 1814, ils avaient menacé les vieux arbres de La Solle. Au lendemain de la nouvelle invasion de 1870, ma grand’mère aimait à rappeler leur arrogance, la brutalité de leur ton et de leurs manières. Elle en avait conservé une sorte

  1. M. Martial Bouvier de La Motte, à qui je dois tous les renseignemens généalogiques dont je me suis servi dans les pages qui précèdent.