Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/824

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

eux me détesteraient peut-être : ils auraient bien raison. J’en mourrais de honte et de chagrin. Toi, maintenant, tu dois vivre pour eux ; tu dois te marier : il faut qu’ils aient une mère, et que ce ne soit pas une indigne comme moi. Je pense à cette jeune fille qui est chez les Van Dooren. J’ai entendu dire qu’elle est très bonne. Elle ne m’a jamais dit de mauvaises paroles. Peut-être qu’elle voudra bien. Fais cela le plus tôt possible. Luc, j’ai été bien heureuse avec toi ; mais ça ne pouvait plus continuer après ce qui est arrivé. N’aie pas trop de regrets. Si tu entendais dire bientôt que j’ai péri, moi aussi, sois heureux pour nous deux. Ce sera le signe que nous sommes pardonnés. — Ta pauvre amante qui t’aime et t’estime à jamais. — GOTTON CONNIXLOO. »

Elle plia le beau papier à fleurs, mit sa lettre dans une enveloppe sur laquelle elle écrivit : « Luc Heemskerque, » et la posa sur la cheminée. Elle embrassa les enfans, recommanda à Catherine de bien veiller sur ses petits frères et de ne pas les laisser sortir dans le jardin, car la pluie tombait maintenant très fort. Puis, à son tour, elle partit en serrant sur sa poitrine les plis de son châle. Elle marchait vite, croisant dans la rue de nombreux soldats qui fumaient ou sifflaient, et quelques rares villageois taciturnes rasant les murs.

Elle traversa le village et suivit la route jusqu’à un petit sentier qui mène à cette ferme des Van Dooren, près de laquelle Luc lui avait dit qu’était caché un cadavre allemand. Les fermiers, leurs enfans, leurs serviteurs restaient prudemment enfermés, et sans doute la nouvelle du meurtre ne s’était pas répandue, car on ne voyait âme qui vive dans ces environs. Gotton longea la haie qui enfermait le potager de la ferme. Près du second tournant, elle aperçut un cadavre allemand à demi dissimulé sous des branches arrachées à un cognassier, dont la ramure débordait la haie au-dessus de cet endroit. Craintivement elle se courba, souleva les feuilles bruissantes et mouillées, observa les hideuses entailles qui bâillaient des deux côtés du cou, puis les détails de l’uniforme, le numéro cousu sur la patte d’épaule. Quand elle eut bien regardé, elle laissa retomber les rameaux feuillus et s’en revint sous la pluie lourde, par le sentier toujours désert, puis par la route jusqu’au village où elle s’arrêta devant la Maison commune.