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fenêtre : là, le cadavre de la mère était étendu, droit et rigide, la face levée, les yeux grands ouverts, le ventre déchiré à coups de sabre ou de baïonnette. Un petit fichu blanc encadrait le cou ridé et répandait dans l’ombre une livide phosphorescence sur le visage intact. L’expression de ce visage restait absolument étrangère à la hideuse blessure par où s’échappaient les entrailles : elle était calme, et dure, empreinte d’une étrange, d’une auguste dignité. Immobiles, le père et l’enfant regardaient. Soudain, une clameur s’éleva dans la rue et l’on entendit le bruit d’une course nombreuse et rapide. Luc comprit que l’incendie était déchaîné. Il fallait fuir. Il mit sa main sur l’épaule de l’enfant. Celui-ci se courba sur le visage de la morte et baisa sa joue creuse.

Une minute plus tard, Luc, avec ses cinq enfans dont il portait le plus petit entre ses bras, descendait la rue du village. Déjà la fumée les piquait à la gorge, et derrière eux les flammes montaient. Il y avait encore quelques soldats allemands qui s’en allaient, par petits groupes, se bousculant, faisant sonner leurs gros rires. Quelques-uns se montrèrent du doigt avec des moqueries le boiteux qui fuyait entouré d’enfans, mais ils ne leur firent pas de mal. Un autre qui se tenait tout seul à la sortie du village, les regarda passer en pleurant.

Le reflet des flammes sur les nuages couvrait la plaine d’une immense tente rouge, éclairant çà et là sur toutes les routes les misérables petits troupeaux noirs des gens chassés de leurs foyers, qui erraient entre les champs qu’ils avaient cultivés de leurs mains, sur la terre où ils n’auraient plus de gîte. Quand les petits étaient trop fatigués, Luc s’asseyait avec eux sur le bord de la route ; ils appuyaient leurs têtes sur ses épaules, sur ses genoux ; de faibles sanglots les secouaient encore par intervalles ; s’ils voyaient passer un soldat allemand, ils tremblaient et se cachaient le visage.

Quand, en pleine nuit, Gotton ouvrit la porte du côté du jardin et vit entrer Luc avec les cinq enfans, des larmes de joie lui coulèrent des yeux. « Oh ! Luc ! cria-t-elle, ils n’ont pas eu de mal ? — Non, dit Luc : as-tu de quoi manger ? » Pour conjurer son pressentiment, elle avait tout préparé comme si elle croyait que les petits allaient venir ; elle avait fait cuire la soupe, mis des draps frais au grand lit où elle allait les coucher. Avec des serviettes blanches elle lava sur leurs mains