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C’est près de là que nous vîmes changer l’horizon. La riche campagne de Juin continuait en houles bleues de jeunes blés. Mais par delà, une zone pâle, un peu jaune, apparut, comme lorsque dans le Sud du Sahel, le désert commence à se révéler. C’était bien le désert, celui que la guerre a fait, immobilisée là, chronique depuis la grande poussée de 1915 : les terrains morts, où tant d’hommes sont morts. Nous arrivions à la limite actuelle de notre monde, — à cette longue plage pressentie, où la force dont nous avions vu progresser une onde, vient chaque jour déferler et faire explosion. Dans le Nord, à quinze ou vingt kilomètres de distance, des fumées brouillaient l’espace ; mais on distinguait, à demi voilés, deux étranges triangles presque noirs. C’étaient des crassiers de houillères, les pyramides de scories auprès des puits de Maries et de Bruay, le commencement du Nord industriel et de nos richesses minières que, plus loin, du côté de Lens et de Courrière, l’ennemi dévore.

Nous avions quitté la grande chaussée d’Arras pour suivre, plus au Nord, des chemins compliqués, chargés de troupes et de voitures. Si près des premières lignes, les camions avaient disparu, leurs chargemens transbordés (aux stations que les Anglais appellent dumps) en des charrettes, cacolets, caissons, qui vont les distribuer aux tranchées. Le charroi était commandé comme à Londres : aux carrefours se trouvait un policeman en khaki (military police). Sans un mot, d’un petit geste de la main, il coupait les files, vous arrêtait et vous laissait repartir.

Les canons tonnaient devant nous, et maintenant chacun des coups se laissait à peu près situer. Ce n’était plus ce que nous avions entendu presque toute la matinée, le sombre murmure, et puis la rumeur grossissante d’orage qui semble venir de tout l’horizon.

A C... on prend les casques et les masques. Presque aussitôt, le paysage tourne au tableau de guerre : colonnes massées au long de la route, villages pleins de troupe et de mouvement, canons de tous calibres, alignés dans la rue, forges où l’on travaille, fils de fer et tranchées de soutien au travers des champs, chevaux au piquet, entre des baraquemens et des semis de tentes, dépôts de matériel, piles de rails, rondins,