Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/675

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

forment. A certains carrefours, l’engorgement est tel qu’il faut louvoyer pour se frayer un passage. Pourtant, la première parole entendue est un appel à la sagesse et à la modération. Un soldat crie :

— Camarades, au nom de l’avenir de la Russie, restons fidèles au gouvernement provisoire. Provisoire ; il est provisoire, comprenez-vous ? Attendons l’Assemblée constituante, c’est elle qui décidera de tout.

Non loin, une jeune fille en cheveux courts, déclare :

— Ecoulez Lénine ; c’est lui seul qui a raison !

Le reste de ses paroles se perd dans les protestations de la foule. Mais un homme se détache du groupe, gesticulant et indigné :

— Ne la croyez pas ! Ne la croyez pas ! Elle ment ! Elle dit que Lénine sauvera notre Russie ; Nadia Roussiia !

Et il met dans ce mot une expression de si profond amour que les larmes m’en viennent aux yeux !

Vers trois heures, nous arrivons sur la place d’Isaac. Au delà du square, dans l’immense espace quadrangulaire dont le palais Marie occupe le fond, on ne distingue qu’une masse grouillante et un rouge frissonnement de drapeaux au-dessus de l’éclair luisant des baïonnettes. Ce sont les régimens de Finlande, de Pawlowsk, de Kexgolm et les marins du 2e équipage de la Baltique sortis de leurs casernes sous l’impulsion d’un soldat arrivé d’Helsingfors qui manifestent sous les fenêtres du palais où siège le Comité exécutif du gouvernement provisoire. Commencée par l’armée, la révolution se continue sous la menace des baïonnettes ! Cela est assez conforme aux traditions russes. De la révolte des Strélitz à celle des régimens qu’eut à dompter Nicolas Ier au moment de son avènement, l’histoire de la Russie abonde en mouvemens militaires.

Celui du 27 février n’est devenu une révolution que par l’ampleur que lui a donnée la guerre. Il ne peut en être autrement dans un pays qui, depuis Pierre le Grand, reposait sur une organisation militaire dont le tsar était le chef suprême. L’armée est pour ou contre ce chef. Si elle est pour lui, le peuple tremble et obéit ; si elle est contre lui, la foule suit l’armée, — ce qui est encore une forme d’obéissance. L’essai de révolution populaire de 1905 a été une illustration de cette loi. Fidèle, l’armée a maté le peuple et l’a rendu impuissant. En 89, c’est, au