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quelquefois à déclancher une avalanche ! Nous avons perdu beaucoup d’hommes de cette manière ; mais il va sans dire que les transports ne peuvent pas s’arrêter à cause de la neige.

Et le fait est qu’ils ne s’arrêtent pas. A notre tour, nous avançons, comme les camions eux-mêmes, dans des sentiers de neige fondante, bordés de touffes de gentiane, de bruyère et de crocus ; ces sentiers durcissent par couches, jusqu’à l’entrée d’une passe, où nous trouvons un tas de dix pieds de neige ramassée à la pelle pour dégager le milieu de la route sèche et parfaitement nivelée. Nous la suivons, à travers des villages où danse l’eau brillante des ruisseaux, et nous arrivons à Cortina. C’était, avant la guerre, une station balnéaire, appartenant depuis longtemps aux Autrichiens qui la remplissaient d’hôtels « art nouveau, » tous plus horribles les uns que les autres. Aujourd’hui, par suite des allées et venues des troupes et des transports, les horreurs en « modem style » et en verres de couleur ressemblent à des dames attifées qui se trouveraient éperdues au milieu d’une rafle de police. L’ennemi ne bombarde pas beaucoup les hôtels parce qu’ils sont la propriété d’heiduques autrichiens qui espèrent revenir et reprendre leur illustre négoce. Dans le vieux temps, on écrivait des romans entiers sur Cortina. Les montagnes peu fréquentées qui l’entourent faisaient un fond impressionnant aux histoires d’amour et aux aventures des ascensionnistes. L’amour s’en est allé maintenant de cet énorme massif des Dolomites, et l’ascensionnisme est pratiqué par des pelotons chargés d’une œuvre meurtrière, non par des touristes en train de lire des journaux sportifs devant des clubs alpins.

Sur la plupart des autres fronts la guerre se fait dans un brûlant contact avec tout ce qui constitue l’œuvre de l’homme ; celui qui tue et celui qui est tué se tiennent du moins compagnie dans un monde qu’ils ont eux-mêmes créé. Mais ici on se trouve en face de l’immense mépris des montagnes, occupées de leurs propres affaires ; car entre la gelée, la neige et les eaux qui les minent, les montagnes sont toujours occupées. Les hommes qui ont à conduire mules ou automobiles sont affairés, eux aussi ; ce sont eux qui font la vie des routes. Ils habitent, au sein des sombres forêts de pins, des cités desservies par des sentiers taillés dans la neige durcie et dont les bas côtés résonnent du bruit des machines ; ils se mettent en marche,