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peine parlait-il du museau ensanglanté d’une hauteur appelée le Sabotino qui fut prise, perdue et reprise, si glorieusement, aux premiers jours de la guerre, et qui vous a maintenant des airs innocens de pâturage de montagne.

Peuple solide, ces Latins qui ont eu à combattre les montagnes et tout ce qu’elles renferment, mètre par mètre, et qui savent gré à leurs champs de bataille de ne pas s’incliner à plus de quarante-cinq degrés.


VI. — UNE PASSE, UN ROI ET UNE MONTAGNE

Un faucon s’envola du sommet de la colline et plana au-dessous de nous cherchant la vallée au bout de la passe. L’ordinaire sentier de caravanes grossièrement pavé conduisait au-dessus d’elle entre des baraquemens de planches, de roc et de terre. Un artilleur sort et nous offre aimablement du café : c’est un commandant basané dont les yeux sont habitués à regarder de très lointains horizons. Il vit là-haut avec ses canons toute l’année, et sur les pâturages qui s’étendent des deux côtés de son repaire, de sombres trous d’obus à la douzaine marquent les points où l’ennemi lui a donné la chasse. La neige, qui vient de disparaître, n’a laissé en fondant qu’une herbe morte sur les bords des plus anciens cratères. Ce commandant dirige un poste d’observation. Quand il fait claquer son volet, nos regards plongent comme ceux des faucons sur une ville autrichienne avec un pont démoli au-dessus d’une rivière, et sur les lignes de tranchées italiennes qui s’y acheminent en rampant à travers des terrains d’alluvion, toutes dessinées comme sur une carte, à trois mille pieds au-dessous de nous. La ville attend, — comme Goritz attend, — cependant que là-haut, au-dessus d’elle, on décide, sans qu’elle en sache rien, si elle doit vivre ou mourir. Le commandant nous en énumère les beautés, car elle est son domaine, voyez-vous, par droit d’expropriation pour utilité publique, et il y dispense la haute, la basse et la moyenne justice.

Donc, nous prenions le café, quand un sous-officier vint avertir que les Autrichiens, à dix kilomètres de là, étaient occupés à déplacer quelque chose qui pourrait bien être un canon : les canons prennent toutes sortes de formes quand on a à les déplacer. Le commandant s’excusa et les appareils téléphoniques