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IV. — GORITZ

Nous descendons de Podgora à Goritz par une route plus merveilleuse qu’aucune de celles que nous avions trouvées jusqu’ici. Elle ressemble à une piste de tobogan, mais si parfaitement remblayée à chaque tournant que le roulage aurait pu se laisser glisser sur la descente, si on le lui avait permis.

A notre entrée dans la ville, des hommes réparaient le pont jeté sur la rivière, — et pour cause. On fait beaucoup de réparations à Goritz. Les Autrichiens emploient des pièces lourdes contre la place, — quelquefois du matériel de douze pouces, — avec lesquelles ils tirent méthodiquement et lentement de très loin au delà des hautes collines. J’ai essayé de trouver une maison qui ne portât pas ce monotone pointillage de shrapnells, mais ce fut difficile. Aucun endroit de la ville n’est hors de portée des canons ennemis.

Dans le vallon paisible où repose la ville, pas un souffle d’air, à peine un murmure dans les dômes des marronniers. Des troupes en marche passent pour monter à leurs tranchées, là-haut sur le flanc de la colline, et le bruit de leurs pas résonne entre les hautes murailles du jardin où les fils du service télégraphique sont agrafés, parmi des grappes de glycines en pleine floraison. Il y a dans la cité plusieurs centaines de civils qui ne se sont pas encore souciés de s’éloigner, car l’Italien est aussi tenace dans ce cas-là que le Français. Sur la place principale, où les façades des maisons ont le plus souffert du bombardement et où le gros pilier de lumière électrique se courbe jusqu’à terre, j’aperçois une jeune fille marchandant une carte de boutons à la porte d’une boutique : à cette importante occupation elle prodigue sans compter ses mains, ses yeux, ses gestes, et le vendeur n’est pas moins absorbé qu’elle-même. Est-ce donc moins obsédant que nous ne nous l’imaginons, de vivre avec l’idée qu’on vous surveille toujours de là-haut et de sentir en quelque sorte dans sa nuque le souffle de bouches invisibles ?

Un peu plus tard, dans un jardin plein d’iris, des Anglaises qui possèdent une installation radiographique et deux voitures fouettées par les obus me racontent confidentiellement qu’on leur avait promis au moment de l’attaque qu’elles pourraient s’abriter avec leur matériel à Goritz même, dans une jolie