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Trentin et le plateau d’Asiago, où nous combattons encore. De là nous tournons au Nord jusqu’à ce que nous rencontrions la frontière suisse. Toujours des montagnes, comme vous voyez.

Il désigne les pics l’un après l’autre, avec l’aisance d’un homme accoutumé à repérer des points sous tous les angles de vision et tous les jeux de lumière. Mais les yeux d’un étranger ne peuvent rien saisir de ce lointain décor, si ce n’est un véritable rempart de montagnes immobiles — « comme des géans à la chasse » — tout le long de l’horizon septentrional. La jumelle les divise en chaînes enchevêtrées de monticules boisés, pics aux flancs creux, fendus par des ravins noirs ou gris, bandes de rocs incolores, balafrés et entaillés de blanc ; glaçons de neige durcie qui dépassent comme un gros ongle les éclats de pierre ; et derrière tout cela, une agonie de rochers torturés à l’arrière-plan du ciel. Il faut que les hommes soient rompus à la montagne, si même ils n’y sont pas nés, pour y évoluer librement. Elle a, à un trop haut degré, son génie propre et comme son démon qui la hante. Les plaines autour d’Udine sont meilleures, — les grasses plaines, unies, couvertes de mois- sons, — pièces de blé et d’orge entre des vignes bien soignées, chaque plant de vigne vigoureux et bien venu, et les bras étendus pour accueillir le printemps, chaque champ bordé de vieux mûriers consciencieusement étêtés pour les vers à soie, et chaque route flanquée de canaux étincelans qui murmurent agréablement dans la chaleur.

De distance en distance sur la route, à peu près tous les vingt mètres, un carré bien net de cailloutis calcaire, encadré par une dérivation d’eau. Tous les cent mètres, un vieillard et un jeune garçon travaillent ensemble, l’un avec une longue pelle, l’autre avec un seau de fer-blanc au bout d’une perche. Dès que quelque usure se manifeste à la surface de la route, le vieux bourre le creux avec une pelletée de cailloutis, le gamin y verse de l’eau et il n’y a plus qu’à laisser passer les véhicules pour que ce soit aussi dur et serré qu’un caoutchouc de chambre à air. La perfection et le bon entretien des routes sont presque tout pour l’automobile. Là où il n’y a pas de bosses, il n’y a pas d’effort, même avec les plus lourdes charges. Les camions glissent de la tête de ligne jusqu’à leur destination, reviennent et repartent de nouveau sans exiger de réparation ni causer de retard. Toute cette campagne italienne s’appuie sur le principe