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des pensées d’autrefois, presque oubliées depuis les premières joies d’amour, avivaient soudain leur aiguillon. Cet état de péché dont elle avait eu peur avant la faute, elle en retrouvait la conscience et l’inquiétude et, par momens, elle se demandait avec effroi si une malédiction d’en haut avait desséché ses entrailles.

Des mois passèrent sans qu’elle osât parler de son angoisse au forgeron. Mais quelquefois, en revenant de ses courses, il la trouvait assise, la tête dans les mains et pleurant. Tant qu’il travaillait à la forge, le sentiment de sa présence refoulait le chagrin ; elle allait le voir, comme dans les premiers temps, frapper sur l’enclume, et de le regarder ainsi, en silence, lui rassasiait le cœur. Mais les jours où Luc était en courses dans les villages voisins, ou quelquefois à la ville, son esprit vagabondait dans une solitude où rien ne la défendait plus de la mélancolie. La déception de sa vie de femme rouvrait la porte au souvenir et beaucoup de choses qu’elle aurait crues oubliées lui revenaient à la mémoire, nimbées de tristesse. Elle se rappelait les jours placides qu’elle passait aux champs et où, parmi les scabieuses et les marguerites, elle était elle-même comme une fleur au sang tranquille. Elle avait peur de son père, elle s’ennuyait avec lui, elle était quelquefois battue, oui, c’est vrai, et pourtant comme toute cette vie d’avant l’amour lui apparaissait de loin fraîche et sereine, avec un secret rayonnement ! On ne changerait pas, on ne reviendrait pas au temps passé ; mais on se dit tout de même qu’on ne savait pas comme c’était bon. Elle se rappelait encore les carillons qui tous les quarts d’heure épanouissaient dans l’air comme une petite fleur de musique à six pétales, et toutes les fleurs formaient une claire guirlande suspendue entre l’aube et le soir. Et puis ces belles sonneries du dimanche, si basses d’abord, puis de plus en plus hautes, vives, pressantes, légères comme pour hâter les pas des paroissiens qui de toutes les fermes venaient à l’église. Il lui arrivait de les entendre encore, quand, par une matinée de dimanche, le vent était vif et venait de Metsys. Elle distinguait alors la voix de la grosse cloche qui donnait d’abord et semblait dire : « Quittez vos étables, tirez vos pieds des sabots où collent la boue et le fumier ! » et ensuite les autres cloches dont les voix lui parvenaient en rapides mêlées aériennes, ces cloches argentines qui parlaient d’une joyeuse ascension de ce monde