Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/571

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et elle les désirait pour Luc qui avait, à cause d’elle, abandonné les siens. Il y avait des heures où elle devenait jalouse de cette Gertrude Moorslede qui les lui avait donnés et envers qui elle se savait coupable. Si elle eût elle-même enfanté, ses petits l’eussent protégée contre le remords : ils auraient eu tellement besoin de Luc ! et ils l’eussent protégée aussi, pensait-elle, contre le mépris public. Avec des enfans, elle eût été presque pareille aux autres femmes, une mère plutôt qu’une maîtresse. On aurait cessé de se la montrer du doigt ; on aurait peut-être oublié le scandale... Et même comme maîtresse, elle s’inquiétait : elle craignait que chez Luc l’ardeur du plaisir ne s’épuisât bientôt, qu’il ne prît en dégoût un lit stérile, et sa propre vie lui parut morne comme une année qui n’aurait pas de saisons.

Cette secrète souffrance la rendit plus sensible aux marques d’hostilité qu’elle recevait chaque jour. Les gens de Meulebeke ne s’étaient pas accoutumés au scandale ; ils n’avaient pas fait leur paix avec les adultères. Aucune famille n’avait ouvert sa porte à Gotton ; aucune femme n’entrait chez elle. Quand elle passait le seuil d’une boutique, les clientes hâtaient leurs achats et faisaient montre de leur mauvaise humeur. On remarquait en sortant : « Ce n’était pourtant pas l’habitude de rencontrer ici des filles perdues » et la marchande de répondre : « On dit bien qu’il faut de tout pour faire un monde ; n’empêche que mon goût, c’est de servir les honnêtes gens. » Un jour que Gotton déposait sa monnaie sur le comptoir de la boulangère, celle-ci le ramassa en disant : « Et les petits Heemskerque, ils n’en ont peut-être pas beaucoup d’argent à porter chez le boulanger ? » De pareils traits s’enfonçaient au plus frémissant de cette âme.

Aussi les yeux de Gotton maintenant se durcissaient et sa belle démarche balancée avait pris comme un air d’insolence. Tous ses rêves se concentraient de plus en plus sur la grande revanche : l’orgueil d’être mère. Un petit enfant couché entre ses bras, un petit visage chaud et tendre collé à sa blanche mamelle veinée, voilà la vision dont elle se berce, la fille méprisée, en traversant le village où pas une figure ne lui sourit. Puis la vision se développe : il y a plusieurs enfans, trois, quatre, pendus aux jupes de Gotton, mais il y en a toujours un tout nouveau, un tout petit qui tient de la tête aux pieds entre les deux coudes qui le balancent. O faiblesse chérie ! ô fière abondance ! Dans la souffrance d’une telle nostalgie,