Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/563

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle pensa au jour où elle avait été seule, pendant le repos de midi, jusqu’à la forge d’Iseghem, parce que l’anneau qui fixait au manche le couteau de sa faux s’était brisé et qu’elle ne pouvait plus continuer le travail. Elle revoyait la sombre ouverture de cette forge, béante sur la rue foudroyée de lumière, le grand cube d’ombre où elle n’avait distingué qu’au bout d’un instant les bras nus et la barbe rouge du forgeron.

— Quand vous la faut-il, cette faux ? avait-il demandé. Il avait une voix singulière, neuve, joyeuse et sauvage. Elle avait répondu timidement :

— On reprend le travail dans une heure.

— Dans une heure ? et quand est-ce que je dînerai, moi ? Allons, je vois que vous y tenez, repassez dans une heure.

L’accent de cordialité l’avait enhardie et elle avait repris :

— Apportez-la-moi plutôt quand vous aurez fini. Je suis dans le champ à la veuve Rosalie et je vous ferai dîner avec les moissonneurs.

— A ce qui paraît qu’on ne s’ennuie pas cette année à la moisson ? Eh bien ! c’est entendu !

Il était venu, elle lui avait servi à manger et versé de la bière. Et depuis, elle l’avait rencontré souvent sur les routes et quelquefois, entre les monceaux de gerbes, elle l’avait aperçu qui la guettait sans rien dire. Quand elle rencontrait ce regard, la tête lui tournait, pendant une seconde ses yeux ne voyaient plus rien, ses genoux se dérobaient. Son cœur se fondait dans sa poitrine. Mais ce vertige ne durait pas : c’était comme le passage d’une force étrangère, d’un esprit brûlant qui la renversait d’un coup d’aile et s’enfuyait aussitôt.

Elle se rappelait tout cela et songeait aussi qu’à la moisson prochaine, s’il lui permettait encore de se louer, il viendrait la chercher le soir et qu’au lieu de rentrer avec les filles, elle marcherait lentement avec son amoureux, vers le gîte inconnu de leur ardent repos.

Elle approchait d’Iseghem dont elle voyait à présent les chaumes se grouper sur la plaine. Quelques bouquets de bois s’élevaient de loin en loin parmi les champs, ou bien un rideau de peupliers longeant le miroir gris et luisant d’un canal. Deux petites collines à l’horizon, deux renflemens délicats comme les mamelles d’une enfant de treize ans, portant chacune un moulin à vent. Les ailes tendues de toile blanche commençaient à