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crainte et d’obéissance dont la pièce était peuplée. Dans leurs bas de laine, ses pieds ne faisaient aucun bruit sur le carrelage. Involontairement, ses yeux se fixaient sur l’établi de son père où le fil, les pièces de cuir, les pinces et l’alêne étaient préparés. Dans une demi-hallucination elle le voyait assis sur le tabouret de bois, ses longues jambes maigres étendues sous la table, les épaules penchées sur son ouvrage. Il semblait qu’il dût se retourner subitement et demander de sa voix rêche : « Où donc vas-tu, Gotton, à cette heure ? » Et tout de même, elle tendait anxieusement l’oreille, sachant qu’en réalité son père dormait dans l’arrière-chambre, mais qu’il n’avait jamais eu le sommeil bien solide et que le trottinement d’une souris le faisait sursauter. Ouvrir la porte était terrifiant. Gotton fit tourner deux fois la clef rouillée dans la serrure et tira le loquet de fer avec la sensation que, dans cette seconde, tenait tout son destin : Connixloo dans sa chambre ne donnait aucun signe d’éveil et déjà par la porte entre-bâillée le frais et pur matin jaillissait au visage de la jeune fille et calmait son cœur.

Elle sortit, chaussa ses sabots, puis respira longuement. La petite place était déserte et muette. On n’entendait que le murmure de la fontaine sous les tilleuls. Les fleurs aux fenêtres commençaient à se colorer sourdement, mais les maisons, l’église avaient un aspect de cendre, une étrange pâleur de visages angoissés. Sans regarder en arrière, son petit paquet à la main, Gotton s’engagea dans le chemin par où, les jours précédens, elle avait mené paître ses vaches. Elle ne marchait pas vite ; elle avait mal dans les os ; mais cette douleur était presque le seul souvenir qui lui restât des coups de la veille. Son cœur était comme lavé de tout sentiment de crainte, d’humiliation ou de rancune ; il n’y subsistait que la joie d’obéir enfin simplement et hardiment à l’instinct ; d’avoir brisé les chaînes qui blessent l’espérance et de marcher seule dans l’aurore limpide vers l’éblouissant inconnu de l’amour.

La route était longue jusqu’à Iseghem, et toute droite entre des champs de betterave, puis des champs d’orge que moirait la brise. En regardant onduler l’herbe déjà haute, Gotton se remémorait la dernière moisson, dans les mêmes champs, ces longues journées de fatigue et de soleil au soir desquelles les filles rentrent au village presque titubantes, égrenant sur la route leurs rires énervés.