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les oignons et les pommes de terre pour la soupe du soir. Elle était étonnée, et contente, que son père ne fût pas là comme de coutume à sa table de ressemeleur. La solitude prolongeait en elle l’écho des paroles étranges qu’elle avait entendues, paroles effrayantes et délicieuses : « J’ai faim et soif de toi. Depuis que je t’ai vue à la moisson d’Iseghem, je n’ai plus eu un jour de repos ; tu ne peux pas comprendre le mal que c’est. Ça ne peut pas continuer, vois-tu, Gotton. Si seulement tu connaissais ce mal, tu saurais que ça ne peut pas continuer. »

Non, Gotton ne savait pas, ne comprenait pas ; mais en plongeant son regard brillant et naïf dans les yeux de l’homme qui lui parlait ainsi, elle y voyait brûler une flamme chaude, palpitante, fascinante, qui l’étonnait et l’attirait comme autrefois les tisons pourprés des vieux vitraux mystérieux. Pourtant elle se défendait ; elle disait : « Mais ta femme ?... Mais tes enfans ?... Mais mon père ?... » Et lui murmurait plus ardemment : « Je t’aime ! » Quelquefois aussi, il lui répondait directement : « Ma femme ira vivre chez ses parens qui sont riches et ne nous ont jamais aidés. Elle n’a point d’affection pour moi ; elle n’aura que de la colère et pas de chagrin. Elle se fera du bien en racontant du mal de moi. Et ton père ?... Mais ton père ne t’aime pas ; il te garde comme une pièce d’or, comme une chose qu’on pourrait lui voler. Moi, je t’aime... Tu seras pour moi comme mes propres yeux, comme mon, propre sang. »

Et il faisait des projets pour l’avenir ; il expliquait : « La forge de Meulebeke est à vendre depuis deux ans que le forgeron est mort. C’est moi qui ai toute la clientèle du village ; je travaille pour Meulebeke autant que pour Iseghem, et j’ai mis un peu de côté à force de battre le fer. Je peux acheter la forge à présent. Nous vivrons là tous les deux ; tu ne verras plus tes anciennes connaissances et personne ne te fera de misère. »

Hier encore il lui avait dit cela, et elle, sachant qu’elle n’avait plus en elle-même la force de résister, avait failli dire à son père : « J’aime cet homme, ce boiteux que tu as vu marcher sur la route. Il me quittait. Il veut m’emmener vivre avec lui, quoiqu’il soit marié. Ne me dis pas de mal de lui, mais vois ce que tu veux faire. » Oui, elle avait failli parler, car elle avait peur du péché ; mais elle n’avait pas pu : le père était trop